Les trolls d’extrême droite, terrain glissant du journalisme
Les trolls d’extrême droite, terrain glissant du journalisme
Par Violaine Morin
Comment couvrir et expliquer un « terrain » codifié, où le dialogue est souvent faussé par l’ironie et le pseudonymat et où le harcèlement prend parfois des dimensions inquiétantes ?
Les trolls d’extrême droite, terrain glissant du journalisme. | Agathe Dahyot
Le dernier épisode de notre série sur les trolls d’extrême droite s’intéressera au terrain d’enquête difficile que représente cette galaxie pour les journalistes. Parler des trolls au grand public peut avoir de sérieuses conséquences, comme ces « raids » parfois organisés par une poignée d’anonymes contre des journalistes, souvent contre des femmes, a fortiori si elles sont féministes, et souvent avec des messages publics sur Twitter et Facebook.
Au-delà de ces « représailles » numériques, de nombreux autres facteurs compliquent le travail d’enquête. La communauté, en l’occurrence celle qui gravite autour du forum Blabla 18-25 de Jeuxvideos.com, se retrouve autour d’un langage codifié, dont le vocabulaire et l’imagerie lui appartiennent. L’ironie et le pseudonymat sont de mise.
Quelles stratégies et comportement sont nécessaires pour travailler efficacement sur ce « terrain » numérique ? Nous avons posé la question à cinq journalistes qui s’y sont aventurés.
Ticket d’entrée et terrain de jeu
Tous s’accordent à le dire, naviguer dans les eaux troubles du 18-25 demande une certaine culture. Pour Jules Darmanin, journaliste à BuzzFeed et auteur d’une enquête sur ce forum, il s’agit d’abord d’obtenir son ticket d’entrée.
« Ils pensent que nous ne connaissons rien à leur culture, il est donc important de montrer que l’on comprend un peu qui ils sont. »
Le forum 18-25 a son langage, comme n’importe quelle autre communauté. Sans essayer de se faire passer pour l’un d’eux, il faut pouvoir être en mesure d’échanger. C’est d’ailleurs un prérequis pour la qualité des enquêtes, « plus ils sentent que l’on est loin d’eux, plus ils vont essayer de faire passer des choses pour ce qu’elles ne sont pas ».
Julien Cadot, rédacteur en chef à Numerama.com, abonde dans ce sens : « C’est leur terrain de jeu, ils sont chez eux et nous n’avons pas le droit d’y entrer. » Il a pu discuter pendant plusieurs heures avec des internautes venus demander un droit de réponse à une enquête consacrée au cyberharcèlement sur le 18-25 publié sur Numerama. « Ma solution a été de les prendre au sérieux », raconte-t-il.
Il a retrouvé ses interlocuteurs sur une plate-forme connue des gamers, leur a proposé que chacun enregistre tout ce qui serait dit. Et s’est retrouvé à discuter avec six ou sept « trolls » autoproclamés, soudain redevenus courtois. Selon lui, ce saut qualitatif entre l’ultraviolence et la conversation normale est lié à l’effet de bulle que crée la communauté en ligne :
« Le fait qu’un propos puisse relever du harcèlement leur échappe complètement. Il y a tellement de filtres entre eux et la réalité, que je pense que ça ne les choque pas. »
L’autre difficulté est de savoir lire ce qui se dit dans le forum pour ce que c’est réellement : du vrai, du faux, des plaisanteries, des propos sérieux… et le brouillage lui-même fait partie du jeu. Comme le résume Corentin Durand de Numerama, « dans la culture du mème, l’ambivalence est une valeur à défendre ». Il faut donc éviter de caricaturer la communauté.
« Quand on débarque sur un forum couvert d’images de Florian Philippot, on peut croire identifier tout de suite une conversation de militants FN, analyse Julien Cadot. Mais cela peut très bien ne pas être le cas, ce mème peut être un élément de la culture qui ne porte pas de message en soi. » Le piège serait de croire que, parce que les choses sont écrites, elles sont « plus simples que dans la vie réelle ».
Eviter la caricature permet de ne pas passer à côté des « vrais » sujets, selon Julien Cadot :
« Par exemple, pourquoi ne se préoccupe-t-on pas plus de la banalisation de la parole raciste ? Elle a un impact très fort sur ces communautés. Il faut arriver à se demander pourquoi ils font ce qu’ils font, plutôt que de se contenter de le montrer. »
Naviguer dans un univers où personne ne dit son nom
Dans cet univers codifié, l’un des éléments fondamentaux du métier se retrouve mis à mal : l’identification des sources. Sur le 18-25 et sur Twitter, personne n’est obligé de dire son nom. Le pseudonymat complique la tâche, d’abord parce qu’il amplifie le « bruit » que font certains usagers plus actifs que d’autres. « Il ne faut jamais oublier qu’ils peuvent donner l’impression d’être quatre cents à s’attaquer à une journaliste féministe, alors qu’en fait ils sont dix-huit », rappelle Corentin Durand.
Pour Jules Darmanin, une manière de gérer ce problème est de jouer la transparence la plus absolue :
« Il faut prendre de la distance avec ce qu’ils disent et ce qu’ils font, et veiller au choix des mots. Quand j’écris sur quelqu’un qui s’exprime sous pseudo sur un forum, je remets toujours son identité dans ses propres mots, par exemple “untel, qui se dit étudiant, qui dit avoir 22 ans”, etc. »
Mais l’ironie et l’ambivalence du propos sont aussi la meilleure défense du troll pris en flagrant délit. Par conséquent, pour Jules Darmanin, si tout le monde est sous pseudonyme et que personne ne dit vraiment ce qu’il pense, « le plus important n’est pas l’intention, mais comment un propos est susceptible d’être reçu ». Un propos ironique n’en est pas moins violent ou insultant, rappelle celui qui a raconté les insultes antisémites et homophobes dont il a fait l’objet après un article consacré à la modération sur le 18-25.
« Pour moi, il faut bien comprendre que l’ironie fait partie du processus violent. On te met une gifle puis on te dit “tu n’es pas censé avoir mal”. »
Tout en ayant conscience que, en refusant de considérer un propos comme relevant du « second degré », on confirme une opinion répandue dans les communautés en ligne, selon laquelle les journalistes ne comprennent pas ce milieu. Un risque qu’il vaut mieux accepter de prendre, selon Jules Darmanin.
« Il m’est déjà arrivé de discuter avec des gens et de me rendre compte qu’ils me prenaient pour un con. Dans ces cas-là, il faut montrer qu’on a conscience du jeu qui s’est mis en place et qu’on accepte d’y jouer. »
« Quand on se fait agresser en ligne, on est seul face au problème »
Lorsque l’on évoque la campagne de harcèlement dont il a fait l’objet, Jules Darmanin répond immédiatement : « Ce que j’ai subi était relativement modéré, pour une raison simple : je suis un homme. » Le troll, s’il n’appartient parfois à aucune communauté vraiment définie, assume souvent ce trait d’opinion : l’antiféminisme, héritage de l’époque du gamergate. Le « retour de flamme » en ligne, « systématique » selon Jules Darmanin, lorsque l’on écrit sur le 18-25 est dans les faits bien plus violent pour les femmes journalistes.
En janvier, Anaïs Condomines écrivait un article sur ces « raids » antiféministes. Elle y pointait l’inaction des modérateurs de Jeuxvideos.com. Elle en subira les représailles : insultes, menaces, inscription sur des sites porno, mèmes conçus à partir de photos de ses proches et partagés en ligne. Spécialiste des droits des femmes, Anaïs Condomines se dit « habituée » aux insultes, qui la révoltent toujours autant mais ne la surprennent plus. « Mais ça n’a jamais été à ce degré », précise-t-elle toutefois. Une intimidation qui a « complètement fonctionné », admet-t-elle à regret, « même si je sais que cela va faire plaisir à mes trolls ».
Même sentiment chez Nadia Daam, qui a subi son premier épisode de cyberharcèlement en août 2015, après l’attaque terroriste manquée dans un Thalys.
« Ça a été trois jours d’horreur. J’en ai pleuré. Les trolls ont déterré des vieux papiers, on m’a traitée de féminazie, de sale bougnoule. On a envoyé des e-mails aux médias pour lesquelles je travaillais en leur demandant mon licenciement. Quelqu’un a trouvé l’adresse de l’école où était scolarisée ma fille. »
Depuis, elle a été harcelée à d’autres reprises. Elle a porté plainte deux fois et posé deux mains courantes, sans vraiment de résultat.
« Un type m’a envoyé des photos de son arsenal personnel en me disant qu’il allait me retrouver. Comme il ne s’est rien passé, je n’ai plus porté plainte ensuite. »
Tout le monde ne peut pas dénoncer ensuite son harcèlement, comme le rappelle Jules Darmanin, qui lui, a choisi de le faire. « Je comprends très bien qu’on n’ait pas envie de remettre une pièce dans la machine », commente-t-il.
« La certitude qu’on va déclencher une nouvelle vague de harcèlement dissuade de traiter certains sujets, a fortiori si l’on appartient à une minorité, ce qui décuple les insultes. »
« Je suis du pain béni pour les trolls d’extrême droite, une femme, et arabe en plus ! », confirme Nadia Daam. Certaines solutions existent, comme ne pas signer l’article pour éviter d’être identifié. « Mais sur ces sujets, je considère qu’il faut pouvoir incarner son propos », note Anaïs Condomines. Une part de responsabilité serait peut-être à replacer aussi dans la hiérarchie des rédactions, qui peine parfois à comprendre le degré de violence qui peut être atteint sur Internet, en particulier pour les femmes.
« Je pense qu’aujourd’hui on ne considère pas encore assez Internet comme un terrain avec ses propres dangers, précise Nadia Daam. Quand on se fait agresser en ligne, on est seul face au problème. Un journal qui reçoit une menace par courrier aura tendance à la prendre plus au sérieux. »
Dans la galaxie des trolls d’extrême droite
A partir du 31 mars, Le Monde publie une série d’articles sur les trolls d’extrême droite sur Internet. Rédigée en collaboration entre les services BigBrowser, Décodeurs, Pixels et Politique à la suite de trois mois de veille et d’enquête, elle vise à documenter cette nouvelle forme de militantisme, qui mène une guerre culturelle pour rajeunir l’image du parti de Marine Le Pen.