Dépasser son handicap en créant sa chaîne sur YouTube
Dépasser son handicap en créant sa chaîne sur YouTube
Par Perrine Signoret
Pour extérioriser leurs sentiments, certains ont choisi de poster des vidéos sur la plateforme.
Elsa a lancé sa chaîne beauté Elsamakeup sur YouTube en 2010. | YouTube / Elsa Makeup
A en croire ses 768 000 abonnés, Elsa serait ni plus ni moins que « la meilleure youtubeuse de la terre entière » : « Trop belle », « magnifique », « rayonnante », « sublime »… les commentaires, sous son dernier « haul » (vidéo promotionnelle), sont pour la plupart élogieux. Seuls quelques-uns dénotent : « Rien de grave sur ton épaule ? », demande ainsi Maissa, une internaute ; « moi aussi j’ai vu et je me demande ce qu’elle a », répond une autre ; « en début de vidéo elle n’a pas [ça], je pense qu’elle s’est juste grattée et sa peau est sûrement très réactive », diagnostique une troisième.
Sur le haut du bras droit d’Elsa, une simple petite tâche rouge, qu’elle remarque sans sourciller, entre deux présentations d’highlighters.
Des abonnés « très attentifs »
Cela fait des années que ça dure. A chaque fois qu’Elsa (qui préfère que l’on n’écrive pas son nom) a l’air un peu fatiguée, ou que quelque chose d’anormal transparaît sur son corps, les commentaires inquiets défilent. « En effet [mes abonnés] sont très attentifs, parfois trop, assure la youtubeuse beauté l’air amusé. Ce type de remarque est très courant. Je suis convaincue que ça part d’un bon sentiment, mais parfois c’est fatiguant de devoir tout justifier. »
Si ses fans se soucient autant de la santé d’Elsa, c’est parce que la jeune fille de 26 ans est malade ; depuis toujours. A sa naissance, on lui diagnostique une dysplasie spondylo épiphysaire, qui entraîne une malformation et un retard de croissance du bassin. Grâce à un bon médecin et beaucoup d’hospitalisations, la youtubeuse peut continuer à marcher. Puis, elle attrape une scoliose. C’est « assez fréquent », les médecins ne s’inquiètent pas trop, lui proposent tout de même de l’opérer à ses 14 ans pour stabiliser sa colonne. Elsa se réveillera paraplégique, sans que personne ne sache pourquoi. Dans son nouveau fauteuil, avec « tout à réapprendre », et beaucoup de questions restées sans réponse, l’adolescente qu’elle est alors plonge peu à peu dans la dépression.
« Quand j’étais lycéenne, j’étais encore dans une période assez difficile, je m’ennuyais beaucoup. Un jour, je cherchais un tutoriel sur Internet pour me boucler les cheveux, et je suis tombée sur YouTube. C’était encore inconnu en France à l’époque, tout cet univers des youtubeuses beauté. Et moi qui n’étais pas très portée sur le maquillage, voire pas du tout, j’ai tout de suite adhéré au concept. »
Pendant un an, Elsa se contente de se changer les idées en regardant les vidéos de Julielovesmac07, l’une des blogueuses les plus populaires de l’époque. Elle se dit que de se filmer elle-même pourrait l’aider à encore davantage « casser la routine ». Alors, elle se lance en cachette. Avec ses manucures de noël, revues d’un lisseur haut de gamme, hauls et tutoriels maquillage, le nombre de vues grimpe assez vite. Les questions aussi, la plupart portant sur les deux petites poignées noires que l’on aperçoit parfois dans le dos de la jeune landaise.
« YouTube m’a sauvée »
Elle mettra finalement un an à révéler qu’elle est en fauteuil roulant, trois de plus pour raconter son histoire en détail, dans une vidéo qui reste aujourd’hui la deuxième plus visionnée de sa chaîne (juste après un tutoriel à deux millions de clics).
❤ Mon Histoire
Durée : 19:11
« Je cachais mon handicap parce que je voulais juste être Elsa, une fille comme les autres, et pas Elsa, la fille avec son fauteuil et le passé qu’il y a derrière. J’avais envie de retrouver une certaine normalité, de parler de choses futiles, de souffler. Aussi, il a fallu que j’attende d’être en confiance, d’être prête. J’avais déjà du mal à évoquer tout ça dans la vie de tous les jours, alors sur Internet… C’était à la fois la crainte que l’attention ne soit désormais portée plus que sur ça, et non plus sur mon contenu ou ma personne, mais aussi la peur des moqueries. Jusqu’alors, je n’avais jamais eu à y faire face. Dans la “vraie vie”, il y a des regards de travers, des gens qui te fixent, qui ne sont pas très fins, mais c’est tout. Sur YouTube je me disais qu’ils pouvaient se sentir pousser des ailes. Or j’étais tellement vulnérable à ce moment-là que je ne savais pas comment je pourrais réagir à un déferlement de haine. Quand j’ai publié la vidéo, j’ai failli la supprimer de suite. »
Finalement, les réactions ont été, se réjouit-elle, « très positives ». « Si c’était à refaire, je le referai, peut-être même un peu plus tôt. »
Aujourd’hui, c’est sans tabou qu’Elsa parle de son quotidien, pas toujours facile, et de son dos qui « se barre en sucette ». Auteure d’un livre et créatrice d’une ligne de maquillage, elle raconte (soudain émue) que YouTube, en l’aidant à comprendre que sa vie ne s’était pas arrêtée l’année de ses 14 ans, l’a « sauvée ».
S’aider soi-même, puis « les autres »
Pour elle, comme pour d’autres youtubeurs atteints d’un handicap, la plate-forme semble presque jouer un rôle d’association. C’est ce que confirme une autre vidéaste, Margot, de la chaîne « Vivre avec », qui souffre, elle, du syndrome d’Ehlers-Danlos, une maladie héréditaire du tissu conjonctif. Son petit espace sur YouTube, qu’elle partage avec 9 000 abonnés (pour 700 000 vues) et son lapin gris, Rafale, lui a permis de partager son expérience.
« Ma maladie, c’était un sujet dont, même dans ma famille, on ne parlait pas forcément. Or, à un moment, j’ai eu besoin d’arrêter d’y penser, de tout extérioriser. Je me suis dit “je vais tout lâcher, et ça va aller mieux”. J’avais d’abord pensé à aller dans des associations pour ça, mais parfois on y trouve une ambiance un peu maussade. Quand tout le monde va mal, on s’y enfonce les uns les autres, alors que sur Internet c’est généralement plus positif. Aussi, faire des vidéos, je peux le faire sans avoir besoin de me déplacer, de prendre le RER, puis le métro, puis marcher à pied. Quand on est malade et qu’on vit dans une ville comme Paris où l’accessibilité est nulle, ce sont des choses qui comptent. »
Au fil du temps, l’étudiante en psychologie de 20 ans est passée d’une chaîne qui l’aide, elle, à « évoluer », à une chaîne qui aide les autres. « Ce n’était pas prévu, mais c’est absolument génial », se réjouit-elle, rappelant qu’à une époque ce sont aussi des vidéos sur YouTube qui l’ont aidée à mieux comprendre sa bisexualité.
Repenser les questions d’accessibilité, y compris sur YouTube
Parmi son public, beaucoup de personnes « soit malades, soit handicapées, soit neuro-atypiques » de tous âges. Margot indique ainsi que des enfants la suivent, aussi bien que des internautes de plus de 60 ans. Il y aussi des personnes valides, et des soignants, auprès desquels la jeune femme a été invitée à intervenir afin d’améliorer les conditions de prise en charge de certains patients.
« Je me suis rendue compte, avec les e-mails et messages que j’ai reçus, que la portée de mes messages allait bien au-delà des gens qui étaient atteints du même syndrome que moi. C’est pour cela que j’ai commencé à parler de choses, comme le fait que toutes les personnes handicapées ne sont pas forcément en fauteuil, ou bien sur l’accessibilité et pourquoi la manière dont on la conçoit généralement pose problème. »
Tou•te•s les handicapé•e•s ne sont pas en fauteuil !
Durée : 06:46
« Ne pas se taire » est aussi devenu l’un des mantras d’Elsa. Même si elle parle davantage de blush et de mascara que de handicap sur sa chaîne, elle continue à régulièrement recevoir des questions que l’on poserait d’ordinaire à son médecin. « Beaucoup de jeunes filles appréhendaient de se faire opérer de leur scoliose à cause de ma vidéo, alors même que je ne connais personne d’autre qui ait été paralysée comme moi. C’est une opération très répandue, qui se pratique tous les jours, le risque est vraiment minime. Pour autant, il existe. Et c’est quelque chose que j’aurais aimé qu’on me dise, avant que ça ne m’arrive, à moi. Du coup, je ne regrette rien. Surtout pas d’en avoir parlé. »
Et l’accessibilité, dans tout ça ?
Ironiquement, sur YouTube, l’accessibilité des contenus à certaines personnes handicapées laisse à désirer. L’un des principaux problèmes pointés du doigt : les sous-titres. Lucas Wild (de la chaîne homonyme), sourd de naissance et vidéaste, raconte : « Il y [en] a deux types, les sous-titres automatiques [généralisés par YouTube en 2013], et les sous-titres “travaillés”. Je préfère les seconds, parce qu’avec les premiers, on ne comprend rien. Essayez-vous même sous n’importe quel contenu, vous verrez que nous, les sourds, on ne peut pas suivre ainsi. »
Certains grands youtubeurs ont ajouté des retranscriptions manuelles de leurs dialogues, comme Cyprien, Norman, Natoo ou Squeezie. Pour d’autres, dont Enjoyphoenix ou Sananas, tout reste à faire. Sur l’une des vidéos de cette dernière, on lit ainsi une sombre histoire de polype au colon et management, alors que la youtubeuse nous parle en fait du contenu de son sac à main…
Pour Lucas Wild, une seule solution, donc, « supprimer les sous-titres automatiques », qu’il juge inutiles. Il souhaiterait également que la plate-forme autorise chacun à ajouter les retranscriptions de manière libre.
Pour l’heure, l’accord de l’auteur de la vidéo est absolument nécessaire. Une limite jugée « tout à fait normale » par un porte-parole de YouTube France. « Il faut que le créateur puisse garder la main sur son contenu, même si on ne doute pas de la bonne foi de la plupart des internautes ajoutant des sous-titres », explique-t-il, avant de reconnaître que les retranscriptions automatiques laissent encore à désirer… En français, du moins.
Il est, en effet, étrangement plus simple de regarder une vidéo en anglais avec des sous-titres en français, qu’une vidéo en français avec des sous-titres français. Des améliorations seraient en cours afin de pallier à ce problème.