Frappes contre le régime de Damas : « Les intérêts économiques des Etats-Unis en Syrie sont nuls »
Frappes contre le régime de Damas : « Les intérêts économiques des Etats-Unis en Syrie sont nuls »
Quel est l’objectif du président américain en Syrie en ayant ordonné de frapper, pour la première fois, le régime de Damas ? Gilles Paris, correspondant du « Monde » à Washington, a répondu à vos questions.
Le président américain, Donald Trump, dans sa résidence de Mar-a-Lago, en Floride, le 7 avril. | JIM WATSON / AFP
Deux jours après le bombardement à l’arme chimique du village rebelle de Khan Cheikhoun, imputé au régime de Bachar Al-Assad, le président américain a ordonné la frappe d’une base aérienne de l’armée syrienne loyaliste près de Homs. Cet acte marque un changement de stratégie inédit de la part des Etats-Unis, qui n’avaient jusqu’à présent jamais attaqué directement le régime. Gilles Paris, correspondant du « Monde » à Washington, analyse les ressorts et conséquences de ce revirement.
Julien : Bonjour. Quel est le rôle du Congrès américain ? Son accord n’est-il pas nécessaire pour un acte de guerre ? A-t-il été donné ?
Gille Paris : Bonjour. Il est nécessaire pour une déclaration de guerre, et l’opération du 6 avril a d’ailleurs coïncidé avec le centième anniversaire de l’entrée des Etats-Unis dans la Grande Guerre, votée par le Congrès. C’est différent pour une frappe ponctuelle justifiée, comme l’a fait par la suite par Donald Trump, par la défense des intérêts américains. Par le passé, Ronald Reagan en Libye et Bill Clinton en Irak ont fait de même. Mais ce n’est pas l’analyse faite par les isolationnistes du Congrès, comme le sénateur républicain du Kentucky Rand Paul.
Dorian : Selon vous, cette frappe constitue-t-elle un moyen pour Trump de démontrer aux Américains qu’il est capable de passer à l’acte très rapidement, sans se préoccuper des codes diplomatiques, dans le seul « intérêt des Etats-Unis » ? Ou cache-t-elle une autre stratégie ?
Donald Trump a tracé « une ligne rouge » qui l’a conduit immédiatement à agir pour ne pas perdre en crédibilité. Il a pu s’appuyer sur le corpus du droit sur les armes chimiques, ratifié par la Syrie en 2013, ainsi que par des résolutions votées depuis le début du conflit, la 2118 votée en 2013, puis la 2235, qui date de 2015. On ne voit pas encore très clairement une stratégie Trump sur la Syrie. En revanche, il a fermé une porte le 6 avril, celle de l’option d’un rapprochement, peut-être par Russie interposée avec le régime de Bachar Al-Assad.
Georges : Y a t-il un risque d’escalade militaire entre la Russie et les Etats-Unis ?
Pas du tout pour le moment. Des avions et des bâtiments russes ont régulièrement « testé » l’armée américaine au cours des derniers mois sans conséquences majeures. La déconfliction en place en Syrie pour éviter des accrochages entre la flotte aérienne russe et celle de la coalition internationale, dominée par les Etats-Unis, fonctionne. C’est d’ailleurs par ce canal que le Pentagone a prévenu les Russes pour éviter une bavure. La visite prévue à Moscou la semaine prochaine par le secrétaire d’Etat américain, Rex Tillerson, est d’ailleurs toujours au programme, en dépit de la forte condamnation russe. Moscou n’avait guère d’autre choix que de réagir vivement à cet acte de belligérance.
Pibou : La situation pour Trump n’est-elle pas plus compliquée qu’elle ne l’était pour Obama, étant donné qu’il doit désormais prendre en compte la présence de troupes russes sur place ?
Il est évidement que l’entrée en action de la Russie aux côtés du régime de Bachar Al-Assad à l’automne 2015 rend les choses beaucoup plus complexes qu’en août 2013, marqué par des bombardements chimiques meurtriers dans la banlieue de Damas, mais auxquels Barack Obama n’avait pas réagi. Moscou a imposé de fait une sorte d’exclusion aérienne au-dessus de la Syrie contrôlée par le régime, même si la déconfliction a permis d’éviter des bavures comme entre la Turquie et la Russie.
Etienne : Comment l’opinion américaine a-t-elle réagi à ces frappes en Syrie ?
Il est encore trop tôt pour le dire. On peut penser que les images du bombardement chimique du 4 avril, imputé à la Syrie, ont choqué l’opinion américaine, comme elles ont manifestement choqué Donald Trump. Le Congrès a très majoritairement approuvé ces représailles, tout comme l’ancienne candidate démocrate à la présidentielle, Hillary Clinton.
Capitoule : Quelles peuvent être les conséquences de cette attaque sur les positions américaines à Genève pour les négociations de paix ?
C’est la grande question. Pendant des années, l’administration Obama a campé sur la conviction selon laquelle il n’y avait pas de solution militaire à la guerre civile syrienne, refusant de considérer que le rapport de force dictait les termes d’une éventuelle négociation politique. Barack Obama l’a répété après l’intervention russe alors que cette dernière, avec le soutien iranien, a permis au président syrien de se retrouver en position de force face à l’opposition dans les dernières tentatives de négociations, peu fructueuses. Est-ce que l’avertissement américain peut faire fléchir Bachar Al-Assad ? Ce serait vraiment une nouveauté après six années meurtrières pendant lesquelles il a systématiquement fait le choix de l’escalade. Est-ce que les Russes pourraient s’appuyer sur les frappes du 6 avril pour tordre le bras à leur allié ? On en est encore loin, d’autant que le président syrien peut aussi jouer sur l’Iran, très bien implanté sur le terrain.
Tigrou : En frappant la Syrie, Trump n’envoie-t-il pas un message à des Etats comme la Corée du Nord ?
On peut effectivement en émettre l’hypothèse, mais sans que cela se limite au régime de Pyongyang. En frappant le 6 avril, M. Trump a fait passer un message très simple à l’ensemble du monde : “Je ne suis pas Barack Obama.”
Pierre : Donald Trump veut-il envoyer des troupes au sol comme en Irak, ou seulement continuer de bombarder par les airs ?
Donald Trump a prévu d’envoyer des troupes américaines au sol en Syrie afin de renforcer les forces spéciales qui y sont déjà déployées mais uniquement dans le cadre de la lutte contre l’organisation Etat islamique, notamment à Raqqa. Rien n’a jamais été envisagé publiquement contre le régime syrien, et pour cause : il y a tout juste une semaine, le 30 mars, la diplomatie américaine avait fait savoir qu’elle ne considérait plus le départ de Bachar Al-Assad comme un préalable, ni comme une priorité.
Axel : Qu’implique la suspension de la part des Russes de l’accord sur le partage de l’espace aérien, rapportée par l’AFP ?
La suspension de la déconfliction, c’est-à-dire de la coordination minimum des plans de vols russes et américains pour éviter des rencontres intempestives, peut poser des problèmes au Pentagone. Il faudra voir s’il s’agit d’une réaction surtout politique, épidermique, ou si elle ouvre la voie à une cohabitation plus conflictuelle dans les parties de la Syrie où les Américains ne pilonnent que l’organisation Etat islamique, qui est théoriquement également la cible des Russes.
Nicolas : Trump a-t-il voulu prouver la faiblesse de l’ONU dans ce genre de crise ?
Donald Trump n’a pas beaucoup de goût pour le multilatéralisme et encore moins pour les Nations unies, qu’il considérait sur Twitter, en décembre, comme « un club où les gens se réunissent, parlent et passent du bon temps ». Le président des Etats-Unis a fait le constat partagé par à peu près tout le monde : l’ONU a été paralysée depuis le début de la guerre civile syrienne par les veto à répétition des Russes et Chinois.
Taki : Quelles sanctions les Etats-Unis peuvent-ils subir pour avoir ordonné ce bombardement ?
La Syrie peut décréter des sanctions, mais on ne voit pas très bien lesquelles. Toute initiative dans le cadre des Nations unies sera difficile à défendre dans le contexte du bombardement chimique imputé à Damas qui, s’il est définitivement avéré, constitue une violation flagrante de la parole du régime syrien. La Russie aurait sans doute le plus grand mal à obtenir une majorité sur un texte condamnant Washington, sans même parler d’un veto américain automatique.
Clems : Cette intervention n’est-elle pas un moyen pour Trump de resouder les Républicains derrière lui, de se présidentialiser et faire oublier toutes les interrogations sur ses relations avec la Russie ?
Le camp républicain, même s’il s’est divisé sur la réforme de santé, est toujours très largement derrière Donald Trump, qui continue par ailleurs de recueillir un fort soutien de la part de son électorat, même si l’opposition des démocrates et d’une majorité d’indépendants explique une faible adhésion à son action de président. Il n’y a aucune urgence de ce côté, en dépit des débuts laborieux du président.
La Russie est une affaire compliquée. On peut noter que Rex Tillerson, le secrétaire d’Etat américain, s’est rendu en Europe et en Asie avant d’annoncer un déplacement à Moscou. Donald Trump et Vladimir Poutine, même s’ils se sont parlé au téléphone, n’ont pas prévu de se voir avant le G20, prévu à Hambourg, en Allemagne, les 7 et 8 juillet. On était loin, avant le 6 avril, des déclarations très flatteuses de M. Trump à propos de son homologue. On a plutôt reculé encore un peu plus.
Geoffrey : Quels sont les intérêts économiques de Trump et des Etats-Unis en Syrie ? La rapidité de l’attaque de Trump ne devrait-elle pas plus s’expliquer par des intérêts cachés américains que par son altruisme ?
Les intérêts économiques de Donald Trump comme des Etats-Unis en Syrie sont nuls. Il s’agit d’un pays dont l’économie, fragile, reposait avant la guerre sur un pétrole en voie d’épuisement. Ce pays, qui conserve un intérêt stratégique indéniable, notamment pour l’Iran et la Russie, a été ruiné par six années de guerre au point que l’on se demande qui voudra bien financer une éventuelle reconstruction, lorsque cette dernière sera d’actualité. Il existe une théorie complotiste qui fait de la Syrie un enjeu majeur pour le passage d’oléoducs, mais elle relève d’une construction qui tord douloureusement la réalité.
Il n’y a aucun altruisme dans la décision de Donald Trump. Celle-ci lui permet de rebattre une partie des cartes au Moyen-Orient et au-delà, en signifiant que l’option militaire, considérée avec méfiance par son prédécesseur, est redevenue un outil géopolitique.