Habitat : « En mutualisant les espaces, on peut favoriser le lien social »
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De son épaisse chevelure, une ou deux mèches se détachent régulièrement devant son visage. Il les laisse flotter devant ses yeux, le temps de penser intensément les réponses aux questions qu’on lui pose. A 39 ans, Eric Cassar a un regard cérébral sur les concepts architecturaux à travers les âges, décline une analyse pointue des bouleversements actuels et témoigne d’une utilisation précoce des outils numériques évolutifs. Le tout a récemment inspiré un essai théorique (Pour une ar(t)chitecture subtile, HYX, 208 p., 15 euros) ainsi qu’un projet assez ébouriffant, en rupture, baptisé « Habiter l’infini ».

Présentation des différents espaces mutualisés du projet « Habiter l’infini ». | Arkhenspaces

Son auteur, passionné d’art et de littérature, fut d’abord ingénieur – diplômé de l’Ecole spéciale des travaux publics de Paris –, avant de devenir architecte, spécialisé dans les espaces durables et les projets poético-futuristes. « Habiter l’infini » est né de plusieurs constats.

Celui, en premier lieu, de l’urbanisation de la planète, phénomène dont l’inversion semble peu probable, d’après les projections de l’ONU. « En 1800, seulement 3 % de la population mondiale est urbaine. Aujourd’hui, c’est 50 %, et dans trente ans ce sera 75 %, indique Eric Cassar. L’augmentation de la surface construite sera équivalente, d’ici 2050, à la taille de Paris tous les un à deux jours. »

Parallèlement, les logements urbains deviennent de plus en plus petits et chers, en dépit de l’extension continue des limites de la ville sur la campagne. Or les espaces de nos appartements sont inoccupés la moitié du temps, estime Eric Cassar. Parce qu’on travaille encore beaucoup ailleurs que chez soi, parce qu’on sort, on part en week-end et en vacances, si on le peut. « Le temps est venu de requestionner les modes d’habiter », dit-il, d’autant que les modèles familiaux ont évolué et que les crises écologiques ou économiques ont changé la donne.

Smart cities : « Habiter l’infini », un nouveau concept de logements aux espaces mutualisés
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Une « boussole numérique » pour réserver

Au sein d’Arkhenspaces, le bureau d’architecture, d’urbanisme et de design qu’il a ouvert en 2005 rue du Faubourg-Poissonnière, à Paris (10e), Eric Cassar a travaillé pendant deux ans, avec une petite équipe internationale et pluriculturelle, sur le projet « Habiter l’infini ». Il le résume ainsi : « Un bâtiment ou un îlot de bâtiments où la surface de la sphère intime de chaque foyer est réduite au profit d’une grande variété d’espaces mutualisés, gérés grâce au numérique entre les habitants. Ce qui permet à la fois d’augmenter l’espace de vie et de mieux rentabiliser l’espace construit tout en favorisant le lien social et intergénérationnel. »

La « boussole numérique », grâce à ses diverses fonctions, est l’un des éléments-clés des liens que l’architecte veut encourager.

Concrètement, les membres d’une famille disposent d’un appartement privé où « dormir, cuisiner et manger ensemble » mais peuvent réserver d’autres espaces mutualisés, en fonction de leurs besoins ou de leurs envies du moment : une vaste cuisine, une grande salle à manger et des chambres pour y recevoir des invités ; un bureau préempté un certain temps pour y travailler plus à l’aise ; un espace pour lire seul au soleil, sur un toit végétalisé ou ailleurs, etc.

La réservation des espaces s’effectue via une application (tout juste développée par la société I-Porta) baptisée « boussole numérique » : grâce à ses autres fonctions, elle est l’un des éléments-clés du lien social et intergénérationnel que l’architecte veut encourager. chacun y déclinera, s’il le souhaite, ses talents et compétences qui peuvent dépanner les autres, ses disponibilités pour garder des enfants ou les conduire à l’école. « Une grand-mère qui a cuisiné un bœuf bourguignon peut offrir de le partager un soir avec ceux qui n’ont pas l’envie ou le temps de préparer leur repas », cite Eric Cassar, à titre d’exemple. Il imagine une monnaie locale pour le paiement de tous ces services.

Organiser la mixité

L’habitat est mutualisé, ce qui est différent de participatif ou communautaire, souligne-t-il. Dans ces derniers cas, des personnes s’associent en vue de concevoir leurs logements et les espaces communs, puis de construire ou d’acquérir un ou plusieurs immeubles. Dans « Habiter l’infini », les occupants, plutôt envisagés comme locataires, ne se connaissent pas, à charge pour les bailleurs sociaux ou les promoteurs d’organiser la mixité.

« Le concept correspond à une évolution sociologique qui s’affranchit de l’urbanisme fonctionnel à la Le Corbusier, juge le sociologue Bruno Marzloff. Il permet de passer facilement d’une sphère – familiale, professionnelle, intime, sociale – à une autre. Au risque, peut-être, d’une sursollicitation. » Eric Cassar avance le droit à la déconnexion, qu’il défend, y compris pour sa boussole numérique.

« Habiter l’infini » a intéressé la Caisse des dépôts et Epamarne, l’établissement public d’aménagement de Marne-la-Vallée, qui ont cofinancé les recherches d’Arkhenspaces pour réaliser une étude de plus de 200 pages. Elle pourrait aboutir à une première concrétisation si son concept est retenu dans le cadre d’un projet d’écocité, envisagé dans cette ville nouvelle de l’Est parisien. En attendant, Eric Cassar continue de cogiter. Les smart cities telles qu’on les conçoit aujourd’hui « perdent leur âme », estime-t-il. Il fourmille d’idées pour leur en redonner.

Smart Cities : « Le Monde »  décrypte les mutations urbaines

Le Monde organise vendredi 7 avril à Lyon une journée de débats sur le thème « Gouverner la ville autrement : les villes peuvent-elles réenchanter la démocratie ? ». Entrée gratuite sur inscription ici.

A cette occasion, Le Monde récompense avec ses partenaires les lauréats de la deuxième édition des Prix européens de l’innovation Le Monde-Smart Cities pour leurs projets innovants améliorant la vie urbaine.

Les candidatures aux prix internationaux (hors Europe) sont encore ouvertes jusqu’au dimanche 9 avril.

Retrouvez l’actualité des villes décryptée par les journalistes du Monde dans la rubrique « Smart cities » sur Lemonde.fr.