« Ma fille, c’est un prodige ». « Un prodige, non mais bien sûr », éclate aussitôt de rire Natoo. Sa mère, Ursula, poursuit :

« Je ne sais pas comment c’est arrivé, pourquoi c’est tombé sur moi, sur nous, mais je suis très fière de ma fille. Vous savez, l’autre fois, j’étais en Australie en vacances, et une classe venant des Sables-d’Olonne, qui était en voyage pédagogique, a voulu prendre des photos avec moi. Parce que j’étais la maman de Natoo. C’est délirant. »

Natoo, de son vrai nom Nathalie Odzierejko, nous prie de ne surtout manquer « aucune des petites interventions » de sa mère. Elle-même ne semble guère porter d’attention à sa popularité. Il n’y a guère que ces « murmures constants » dans le métro, ou ces fans qui viennent frapper à sa porte « plusieurs fois par semaine, parfois dès 8 heures du matin » (la poussant à vouloir très vite déménager), pour lui rappeler qu’elle n’est autre que la première youtubeuse de France – et l’une des invitées vedettes du salon Video City, qui se déroule à Paris ce week-end. Une humoriste dont les sketches sont plus vus sur YouTube que ceux de Florence Foresti, Jamel Debbouze, Gad Elmaleh et Dany Boon réunis.

« Hein, maman, qu’ils étaient drôles mes poèmes ? »

C’est en baskets, legging tacheté et gros sweat bariolé que Nathalie, 32 ans, nous accueille dans sa petite maison à Vanves, en banlieue parisienne. Au milieu du « bordel » du salon-salle à manger, entre les fanions, les carnets licornes et les portraits kitsch de Lady Diana, elle raconte à quel point rien ne la prédestinait à devenir qui elle est aujourd’hui.

Natoo, en plein tournage dans son salon. | YouTube / Natoo

« C’est vrai que j’ai toujours aimé faire le clown, se souvient-t-elle. Je filmais des sketches avec mes copines au lycée, je chantais devant mon miroir, j’écrivais des choses dans des carnets, j’inventais des histoires, des poèmes drôles. Hein, maman, qu’ils étaient drôles mes poèmes ? ». « Ah mais j’ai tout gardé, vous voulez les lire ? », propose Ursula en versant du thé dans une tasse rose à l’effigie de Bourriquet. « Non, en fait, non », coupe Nathalie, avant de poursuivre :

« Mais tout ça, je l’ai fait comme n’importe quelle petite fille, pour rigoler. A aucun moment, je ne me suis dit que j’allais en faire mon métier. Il n’y avait personne dans ma famille qui avait un pied dans ce milieu artistique, et en tant que banlieusarde [Nathalie a grandi en Seine-Saint-Denis, puis vécu dans plusieurs départements d’Ile-de-France], je voyais ça comme un truc très parisien, très élitiste. Sans compter qu’on n’avait pas assez d’argent pour payer une bonne école de théâtre. »

Alors, Natoo fait comme sa mère, qui avait émigré de Pologne pour devenir actrice avant de finir conseillère chez Pôle emploi : « Jai laissé mes p’tits rêves de côté, et je me suis dit qu’il y avait d’autres métiers sympas. Que le reste n’était pas raisonnable, pas concret, et qu’il y avait une chance sur un milliard [d’en] vivre. »

La fac de sport, puis la brigade

Elle tente alors une fac de sport, pour devenir « prof ». Sans succès : la future youtubeuse n’y restera qu’une année. Elle qui avait développé pendant sa crise d’adolescence une grande capacité à se « rebeller » contre toutes les injustices, se tourne alors vers une école de gardien de la paix.

« Je voulais être utile à la société et pas simplement à une entreprise, en fait. Bon, depuis j’ai mûri, j’ai compris qu’une entreprise c’était important, que ça faisait vivre beaucoup de gens, mais ça, c’était ma vision de la vie à 18 ans. »

« Utopiste », elle espère que, sortie des bancs de l’école, elle pourra aller « attraper des méchants, et aider des victimes, tout simplement ». Mais encore une fois, Nathalie déchante. Dans ses brigades de nuit de Draveil et de Vigneux-sur-Seine, dans l’Essonne, elle découvre le vrai « terrain ». Celui où l’on arrive sur place « toujours une fois le mal fait », où les enquêtes résolues se font rares, où l’on roule de 21 heures à 5 heures du matin dans des voitures vétustes, amochées par le manque de budget alloué à l’unité. « C’était franchement très démotivant », soupire Natoo.

Policière-youtubeuse

C’est finalement entre deux nuits au poste que la jeune femme découvre YouTube. Elle regarde essentiellement une Américaine, Jenna Marbles (aujourd’hui 17 millions d’abonnés). Et même si elle ne comprend que la moitié de ce qu’elle dit, elle accroche tout de suite. « En fait, ça me faisait rigoler, mais surtout, ça m’a beaucoup touchée », raconte Natoo en tripotant une petite tasse bleue du bout des doigts :

« Je trouvais ça vraiment beau de les voir s’adresser à moi comme ça, face caméra, avec juste les moyens du bord. »

Un jour, elle se dit « en fait, ça, moi aussi, je peux le faire ». Elle prend sa caméra, se filme, poste le résultat sur YouTube. Devient accro.

Au bout de cinq années à exercer son métier de policière, Nathalie se rend compte qu’elle mène une sorte de « double-vie, comme un lofteur dans la maison des secrets ». Le soir, entourée par ses collègues, son premier public, elle peaufine ses montages pour « extérioriser la pression ». Le jour, son nombre d’abonnés augmente peu à peu.

« Quand j’ai voulu quitter la police, il y a eu ce moment où j’ai dû écrire un rapport à mon supérieur pour demander une mise à disposition. J’y ai écrit que je voulais prendre deux années sabbatiques car je voulais me lancer sur YouTube. A l’époque, c’était très bizarre, et je crois que beaucoup de collègues, même si ils m’encouragaient, s’imaginaient me voir revenir très vite. »

La suite, on la connaît : Nathalie ne remettra jamais un pied dans un commissariat.

Si la plupart des vidéos témoignant de cette époque ont été supprimées (leur créatrice les trouvant « molles »), reste à Natoo le souvenir de son ascension. Elle aurait, selon elle, connu un tournant fondamental en 2012, date à laquelle elle rejoint le Studio Bagel. Le collectif d’humoristes est devenu une société de production, où sévissent Jérôme Niel, Monsieur Poulpe ou Mister V, qui sera rachetée l’année suivante par Canal+.

Urgences
Durée : 04:32

Quant à sa chaîne personnelle, Natoo a continué d’y poster des pastilles sur ses chiens, l’hôtel, les règles, ou les demandes en mariage (des sujets qu’elle choisit, dit-elle, parmi « les trucs qui l’énervent »). A ses « premières vidéos avec une qualité sonore nulle, du grésillement, de la neige, et pas d’éclairage », la jeune femme a peu à peu ajouté effets spéciaux et gros moyens, avec lesquels elle avoue « s’être fait plaisir ». La plus vue, à ce jour, est ainsi une dénommée Chanson des licornes. Un clip musical délicieusement psychédélique où se côtoient Ryan Gosling, Jean-Pierre Foucault et des chihuahuas. Dix-sept millions de clics au compteur.

La chanson des licornes - Natoo
Durée : 02:00

De YouTube au cinéma

Résultat, pour Nathalie Odzierejko, ce ne sont plus les projets qui manquent. Après un livre, Icônne, une marque de bijoux, une chanson adaptée dans le jeu vidéo Just Dance 2017, elle a récemment doublé la voix d’un personnage dans le film Lego Batman. Un « rêve caché », explique-t-elle.

Si elle assure être « très bien » sur YouTube, où elle se sent « libre », l’humoriste squatte de plus en plus petits et grands écrans. D’ici quelques mois, elle animera aussi une émission sur TF1, avec ses copains Norman et Cyprien  et pas en heure cryptée comme on faisait avant »), produira peut-être son propre dessin animé, et sera l’une des actrices principales d’un film mêlant horreur et comédie, Le Manoir. Le sourire aux lèvres, Natoo trépigne d’impatience :

« J’ai très très hâte de voir ce que ça va donner. C’est mon premier vrai long-métrage, la première fois que je tiens un personnage sur un mois (sur YouTube, c’est plutôt sur trois jours). C’était un projet vraiment impressionnant, quelque chose que je n’aurais jamais osé ne serait-ce qu’espérer, mais c’était génial, une expérience de rêve. »

Il est aussi un autre projet qui tient à cœur à Nathalie : celui d’encourager les femmes à se lancer sur YouTube, elles aussi. Car depuis ses débuts, « un peu moins maintenant », elle est elle-même la cible de remarques sexistes.

« “T’es drôle pour une fille”, par exemple, c’est le faux compliment par excellence. “T’es là parce que ton mec [son petit ami, Marc Jarousseau alias Kemar] est un youtubeur”, c’est pareil, on me le disait tout le temps. Je crois qu’il y a vraiment encore des sujets sur lesquels les femmes sont considérées comme moins légitimes dans la tête des gens. C’est le cas avec l’humour, ou avec la vulgarisation scientifique, ou même la politique. Je ne suis même pas certaine qu’il y ait une femme qui parle de ce sujet sur YouTube.
Tout ça, parce qu’on a grandi dans une société où on apprend aux filles que l’important, c’est d’être jolies, qu’à la télé on leur montre qu’elles seront contentes quand elles auront leurs règles, qu’elles courront dans des champs en sautillant avec leur nouvelle serviette hygiénique, que le dernier shampoing leur donnera un orgasme et que le maquillage, c’est génial. Et pendant ce temps-là, on apprend aux garçons que ce sont les plus forts, les meilleurs, les plus courageux, et on leur donne des tenues de super-héros. Résultat, ils deviennent confiants en grandissant, les petites princesses, elles, restent dans leur coin, et n’osent se lancer que dans une chaîne en rapport avec la beauté. »

Dans le classement des cent plus grands youtubeurs français, on ne trouve que treize femmes. Plus de la moitié d’entre elles parlent de maquillage, de mode ou de coiffure.

Les femmes et l'humour - Natoo
Durée : 05:53

C’est à force de « conventions », de « réunions », et bien sûr, de vidéos, que Natoo espère faire changer tout ça, et « redonner aux filles confiance en elles » :

« Je reçois déjà des messages, certaines me disent que je leur ai donné envie de se lancer. Pour l’instant, ce n’est qu’une poignée de personnes. Mais si cette poignée encourage à son tour une autre poignée, ça pourra faire comme une toile... Sur la toile. On est sur un sacré jeu de mots là, non ? »