Terrorisme : le Conseil constitutionnel encadre la justice préventive
Terrorisme : le Conseil constitutionnel encadre la justice préventive
Par Julia Pascual
Le délit d’entreprise individuelle terroriste, créé pour s’attaquer aux « loups solitaires », ne peut « réprimer la seule intention délictueuse ».
L’entrée du Conseil constitutionnel, à Paris, le 18 mars. | JACQUES DEMARTHON / AFP
La loi « ne saurait réprimer la seule intention délictueuse ou criminelle ». En rappelant ce principe de droit pénal, le Conseil constitutionnel a, dans sa décision du vendredi 7 avril, indiqué une ligne rouge en matière de lutte contre le terrorisme. L’institution était saisie de la loi du 13 novembre 2014, qui crée l’incrimination d’entreprise individuelle de terrorisme, punie de dix ans d’emprisonnement. Le gouvernement voulait par ce texte s’attaquer aux « loups solitaires » et réprimer le plus en amont possible leurs agissements, c’est-à-dire dès leur préparation, avant même un commencement d’exécution.
Cette volonté préventive n’a eu de cesse d’alimenter le renforcement de l’arsenal antiterroriste. Le Conseil constitutionnel avait déjà indiqué les limites de ce principe de précaution lorsqu’il a censuré en février le délit de « consultation habituelle » des sites djihadistes, qui semblait vouloir réprimer une hypothétique démarche intellectuelle. Les garants de la Constitution avaient en effet considéré qu’il portait atteinte à la « libre communication des pensées et des opinions ».
Très peu de procédures ont été lancées sous la qualification d’entreprise individuelle de terrorisme. Il n’y a eu aucune condamnation en 2015 et une seule en 2016. Quatre affaires sont toujours en cours et un non-lieu a été prononcé en 2016, concernant la personne ayant déposé la question prioritaire de constitutionnalité, dont était saisi le Conseil constitutionnel. Il s’agit d’Amadou S.
« C’est une personne qui a été expulsée de son logement et, dans ses meubles, trois bouteilles d’eau scotchées ensemble et des mots griffonnés qui peuvent faire penser à des explosifs ont été trouvés, retrace son avocat, Me Michaël Bendavid. Cela a déclenché une enquête. » Sur cette base et celle de recherches Internet jugées suspectes, relatives, par exemple, à l’Assemblée nationale, Amadou S. a été placé en détention provisoire. « Ce qui est inquiétant, c’est que le texte sur l’entreprise individuelle terroriste a permis de l’incarcérer pendant sept mois, alors qu’il n’y avait aucun projet d’attentat et qu’on a expliqué qu’il souffre de troubles psychiatriques. »
« Société précaire du soupçon »
L’article 421-2-6 du code pénal, créé par la loi du 13 novembre 2014, dispose en effet que l’intention terroriste individuelle est matérialisée par le fait de « détenir, de rechercher, de se procurer ou de fabriquer des objets ou des substances de nature à créer un danger pour autrui ». Il faut, de plus : soit se renseigner sur des cibles, soit s’entraîner au combat ou à manier des armes, soit consulter des sites djihadistes, soit avoir séjourné « sur un théâtre d’opérations ». Dans sa décision du 7 avril, le Conseil constitutionnel formule une réserve d’interprétation : il considère que ces actes préparatoires ne sauraient suffire à prouver une intention terroriste, au risque de méconnaître le principe constitutionnel de nécessité des délits et des peines.
Enfin, le Conseil constitutionnel censure partiellement la loi en considérant que la seule « recherche » d’objets ou substances de nature à créer un danger ne peut suffire à matérialiser « la volonté de préparer une infraction ».
C’est ce qu’avait dénoncé l’avocat d’Amadou S. lors de l’audience devant le Conseil constitutionnel, le 28 mars. « A-t-on franchi la ligne rouge qui sépare le droit pénal du procès d’intention ? », s’interrogeait Me Bendavid. L’avocat François Sureau, qui intervenait à l’audience pour la Ligue des droits de l’homme, avait aussi rappelé « l’idée fondatrice de notre droit pénal qui est qu’avant l’acte criminel il n’y a rien (…) Rompre avec cette conception, c’est faire de tout citoyen un délinquant, un criminel en puissance, c’est organiser la société précaire du soupçon ».
Et d’appuyer : « Il y a fort à parier que le marquis de Chasseloup-Laubat, s’entraînant à l’escrime (…), ne sera pas réputé a priori coupable de vouloir dynamiter Notre-Dame. Mais il est sûr que Mouloud, s’il coupe sa viande avec autre chose qu’une cuillère en bois, est inscrit à une salle de boxe, et surfe malencontreusement sur Internet, aura toutes les peines du monde à se défaire du filet jeté sur lui. »