« Nous partons pour notre premier terrain. Nous nous connaissons à peine. Il fait froid et nous allons passer notre première nuit sous la tente en alternant les tours de garde. C’est la première fois que je comprends le sens du mot “cohésion” », se remémore Jean-Baptiste. « Nous sommes en novembre 2015, presque au même moment a lieu l’attentat du Bataclan et je passe mes tests de sélection au Centre d’information et de recrutement des forces armées. A ce moment précis, j’ai le sentiment d’être à la bonne place. Quelques mois plus tard, alors que j’ai intégré mon régiment, j’ai vécu pour de vrai la solidarité et la fraternité », décrit de son côté Vincent.

Ces deux jeunes hommes qui rivalisent de récits enthousiastes, presque enchantés, de leur expérience militaire, sont encore étudiants, respectivement à Centrale­Supélec et à HEC. Ils ont participé au « PGE », le partenariat grandes écoles, que les écoles militaires de Saint-Cyr Coëtquidan ont signé avec une cinquantaine de grandes écoles d’ingénieurs, de commerce, d’universités et d’instituts d’études politiques. Six mois d’immersion dans l’armée de terre, au cours desquels une trentaine d’étudiants triés sur le volet (sur 190 candidats en 2016) se forment pour devenir officiers puis choisissent une « arme »(l’infanterie, l’artillerie, le génie ou la cavalerie) et rejoignent enfin un régiment dans les unités opérationnelles de l’armée de terre pendant trois mois. A la fin de leur « mission », ils reçoivent le bénéfice correspondant en ECTS (european credit transfert system), des crédits universitaires qui seront comptabilisés pour l’obtention de leur diplôme.

Terra incognita

Depuis la suppression de la conscription par Jacques Chirac en 1997,les accords entre l’armée et le monde de l’éducation se sont multipliés, prenant diverses formes : « bootcamps » (stages commando inspirés de ceux des marines américains), séminaires d’une semaine, immersions de six mois et même doubles diplômes. « Il fallait garder le lien, d’une façon ou d’une autre, avec la jeunesse », explique le général Eric Autellet, commandant de l’école de l’Air à Salon-de-Provence.

C’est HEC qui sollicite Saint-Cyr pour la première fois, en 2006. « Les étudiants d’HEC, si brillants soient-ils, n’étaient pas bons en situation de crise. Ils ne prenaient pas les bonnes décisions. C’est ce que racontaient les entreprises qui embauchaient ces jeunes diplômés », se souvient le lieutenant-colonel Chevalier, directeur de la communication de Saint-Cyr.

Si, pour les générations précédentes, l’armée reste synonyme de service militaire obligatoire, pour ces étudiants nés dans les années 1990, l’institution militaire est uneterra incognita. Ceux qui s’engagent dans le PGE, souvent issus du système classes préparatoires et des concours, décrivent leur attraction pour la chose militaire en évoquant une « quête de sens, de cohésion, de dépassement de soi, un sport collectif ». « J’avais fait mon premier stage en finance dans la fusion-acquisition. Quitte à travailler une centaine d’heures par semaine, je voulais trouver un stage qui soit plus gratifiant humainement », décrit ainsi Vincent. « Je cherchais un moyen de me dépasser physiquement et moralement » raconte Anne-Lise, elle aussi étudiante à HEC.

« Nous formons de futurs cadres. A l’université, nous ne pouvons pas les mettre en situation de commandement. L’armée le peut. »

Autre explication de ce retour en grâce de l’armée évoqué par le directeur des écoles de Saint-Cyr Coëtquidan, le général Frédéric Blachon, et le général Autellet : l’effet post-attentats produit sur la jeunesse dès 2015. « Cette génération s’interroge, elle veut trouver du sens à son action. Elle est confrontée dans certains grands groupes à une hiérarchie pour qui le seul sens, c’est faire du chiffre. Or, nous leur apprenons ici qu’on ne peut pas réussir une mission tout seul. C’est parce qu’on aura réussi à donner du sens à l’action que le commandement obtiendra l’adhésion de ses subordonnés », estime le général Autellet.

L’expérience martiale deviendrait-elle un moment comme un autre dans un cursus universitaire ? « Nous formons de futurs cadres du secteur public et du privé, il s’agit d’une expérience intéressante dans une organisation singulière. A l’université, nous ne pouvons pas les mettre en situation de commandement. L’armée le peut », explique avec détachement Fabien Blanchot, enseignant-chercheur et ancien vice-président de l’université Paris-Dauphine, à l’origine du partenariat avec Saint-Cyr.

C’est sur cette « mise en situation » que capitalise l’institution militaire pour enseigner le leadership ou la gestion du stress. Dès l’arrivée à Saint-Cyr,l’un des premiers exercices est le passage d’une rivière. Les étudiants doivent construire un radeau. « Pour être un chef complet, le commandement doit reposer sur deux qualités : être meneur et organisateur, ce que les écoles de commerce appellent leadership et management. Si vous n’avez qu’une de ces deux qualités vous êtes hémiplégique », professe-t-il.

Echange de bonnes pratiques

Cette expérience du terrain est également mise en avant par Charles Préaux, directeur de la formation cyberdéfense de l’Ensibs (école d’ingénieurs de l’université de Bretagne-Sud). « J’ai recruté plusieurs militaires dans le corps enseignant, parce que je ne trouvais pas ces compétences dans le monde de l’enseignement supérieur, explique cet ancien de la DGA (Direction générale de l’armement). L’un des enseignants est un ancien général de l’armée de terre. Il a organisé et dirigé des exercices de grande envergure pour l’OTAN. Cette méthodologie est intéressante pour la gestion d’une cybercrise. »

Cet échange de bonnes pratiques se fait aussi au bénéfice de l’institution militaire. Les élèves officiers peuvents’entraînerau commandement quasiment grandeur nature sur les étudiants. Pour l’armée, cette ouverture peut également garantir une certaine fluidité dans le recrutement des futurs officiers. « Si les candidats à l’élection présidentielle tiennent leur promesse de consacrer 2 % du PIB au budget de la défense, il sera nécessaire de recruter un plus grand nombre d’officiers, selon des voies qui exigeront sans doute une certaine diversité », souligne Hervé Drévillon, professeur d’histoire à l’université Paris-I.

Faut-il voir alors dans ces partenariats de plus en plus nombreux et divers une forme de « soft power » ? « Il n’y a peut-être pas de volonté préméditée de la part de l’institution militaire d’utiliser ces partenariats comme des leviers d’influence, mais ils contribuent évidemment à créer un effet de familiarité, sinon de connivence, entre les élites et le monde militaire », estime l’historien.