Alain Chouraqui : « Tout le monde ne sait pas ce qu’est une démocratie »
Alain Chouraqui : « Tout le monde ne sait pas ce qu’est une démocratie »
Propos recueillis par Antoine Flandrin
Pour le président de la Fondation du camp des Milles, les crispations identitaires proviennent de la perte de repères.
Alain Chouraqui. | Fondation du Camp des Milles-Mémoire et Éducation
Alain Chouraqui est directeur de recherche émérite au CNRS et président fondateur de la Fondation du camp des Milles. Il a dirigé plusieurs publications sur les grands enjeux sociétaux, notamment Pour résister à l’engrenage des extrémismes, des racismes et de l’antisémitisme (Cherche Midi, 2015) et Petit manuel de survie démocratique (Fondation du camp des Milles, gratuit).
Les partis d’extrême droite européens n’ont jamais été aussi influents depuis la seconde guerre mondiale. Peut-on dire, pour autant, qu’ils construisent leur succès sur le même terreau social ?
A nos yeux, il y a dans toute société des tensions récurrentes, légitimes ou pas : peur de l’autre, racismes, préjugés, opinions et intérêts divergents. Lorsque ces tensions sont trop fortes et que la démocratie est trop faible pour les canaliser s’enclenche un engrenage qui se nourrit puissamment de thèmes extrémistes identitaires. Lorsqu’elle devient centrale, cette dimension identitaire, légitime dans son principe, peut mener à la persécution de boucs émissaires et à la fin des libertés pour tous.
Hier comme aujourd’hui, ce qui semble commun aux extrémismes identitaires, ce sont deux éléments forts : la perte de repères et les crises économique, sociale, politique et morale.
Concrètement, comment cette perte de repères se traduit-elle ?
Par des interrogations majeures : qu’est-ce que la droite, la gauche ? La place de chacun dans la famille ? Le rôle de l’homme, de la femme ? L’avenir des enfants ? Quelle place pour la religion ? Quel métier demain ? Le contexte de plus en plus complexe, qui se caractérise par l’accélération des changements dus aux nouvelles technologies d’échange, conduit à une déstabilisation durable de repères fondamentaux.
Or, lorsque les individus sont déstabilisés, beaucoup d’entre eux – un tiers environ, aujourd’hui comme hier – cherchent des repères forts, qu’ils trouvent dans l’identitaire entendu de façon extrémiste. A défaut de voir se préciser son avenir de travailleur ou son rôle de père, une chose doit demeurer : son identité de Blanc, de musulman, de juif… Cette crispation identitaire conduit à des radicalisations en miroir.
A l’instar de nombreux populistes européens, Donald Trump ne cesse de revenir en arrière sur les propositions les plus extrêmes de son programme. Cette montée des populismes ne doit-elle pas être relativisée ?
L’histoire des grandes tragédies a montré que les apprentis sorciers ont toujours tactiquement soufflé le chaud et le froid. Les porteurs du pire n’ont pas toujours anticipé les conséquences ultimes de leurs excès, ni leur dépendance à l’égard des passions qu’ils ont flattées, vite immaîtrisables. C’est souvent l’engrenage des échecs et des actions et réactions, y compris de l’aile la plus dure, qui a conduit au pire.
Actuellement, la situation est si incertaine qu’il suffirait d’un battement d’ailes de papillon, une provocation, une rumeur, pour que tout bascule. Ce qui rend encore plus importante la responsabilité de chacun. Cela commence par aller voter, ne rien laisser passer dans une discussion ou sur Internet, tenter de convaincre son voisin…
Les candidats d’extrême droite, Norbert Hofer en Autriche et Geert Wilders aux Pays-Bas, pourtant favoris dans les sondages, ont été battus lors des récentes élections. La montée des populistes européens a-t-elle atteint une limite ?
Je ne crois pas que l’on puisse parler en ces termes d’une vague de passions identitaires. Et d’ailleurs les sondages se sont aussi lourdement trompés dans l’autre sens.
La majorité d’une population est plus souvent passive qu’extrémiste, mais elle peut se laisser entraîner. Et elle se réveille parfois trop tard, parfois à temps. L’Autriche, pays qui n’est pas en crise économique, a ainsi hésité, sur la base de peurs identitaires, à élire un candidat d’extrême droite. Il est possible que la mise en garde de Gertrude, survivante de la Shoah, vue 3 millions de fois sur Internet, ait été ce battement d’ailes de papillon qui aura permis de vaincre l’extrémisme. On ne saura jamais quel a été son impact sur les électeurs, mais ce type de prise de parole peut être déterminant.
Gertrude, survivante de la Shoah, met en garde contre l’extrême droite
Durée : 04:46
Selon vous, « les extrémismes nationaliste et islamiste se nourrissent l’un de l’autre et prennent en tenaille les sociétés européennes ». Comment desserrer cette tenaille ?
La première chose serait de faire à nouveau de la démocratie un repère fort. Cela passe par un travail d’éducation civique et de parole publique. Tout le monde ne sait pas ce qu’est la démocratie. Il faut rappeler d’où elle vient et aussi ce qu’elle n’est pas. Il ne faut pas que les travers de notre régime de liberté nous fassent oublier ce dont il nous protège. Deuxième point, faire en sorte que la majorité non extrémiste ne se laisse pas entraîner par la minorité vers une embardée incontrôlable. Pour cela, il faut pouvoir donner à chacun les clés pour comprendre les expériences tragiques du passé, et, parmi ces clés, l’importance de contre-pouvoirs indépendants, de la justice, des médias, des organisations de la société civile. Enfin, desserrer la tenaille, c’est combattre l’idée qu’un extrémisme peut protéger de l’autre, alors qu’il fait son jeu. Pour qui pense-t-on que les djihadistes voteraient aujourd’hui en Europe ?
La situation actuelle est parfois comparée à celle des années 1930. Qu’en pensez-vous ?
La question pour nous n’est pas de savoir si la situation actuelle est comparable aux années 1930, mais si tels mécanismes humains, à l’œuvre dans les pires expériences historiques, le sont encore aujourd’hui et jusqu’où ils peuvent nous mener. Ce que nos recherches nous montrent, c’est que s’est fortement enclenché un engrenage extrémiste identitaire.
Malgré tout, la France n’est pas menacée par des puissances militaires comme l’Allemagne nazie ou l’Italie fasciste…
Certes. Mais ce qu’il y a de comparable avec aujourd’hui, c’est la peur de l’ennemi, réel ou fantasmé. Dans les années 1930, la peur des juifs et des communistes a poussé un tiers des Allemands dans les bras d’Hitler, et cela a suffi. Actuellement, beaucoup se focalisent contre un autre ennemi, le terrorisme islamiste.
Un sursaut est-il envisageable ?
Tout est possible, y compris le meilleur. Après les attentats de Paris, en 2015, on aurait pu craindre que les choses s’enflamment. Or jusqu’à présent, nos compatriotes ont réagi avec beaucoup de résilience et de sang-froid. Mais les tensions et les pertes de repères sont profondes, anciennes et certainement durables. L’urgence est à une prise de conscience du danger vital pour notre démocratie et à un sursaut individuel et collectif contre un engrenage identitaire bien installé et toujours mortifère.
Cet article fait partie d’un dossier réalisé dans le cadre d’un partenariat avec la Fondation du camp des Milles.