« Le passage du stage au CDD relance le compte à rebours »
« Le passage du stage au CDD relance le compte à rebours »
Propos recueillis par Séverin Graveleau
Dans son roman « A durée déterminée », Samantha Bailly dresse un portrait de la « génération Y » à l’entrée sur le marché du travail, entre précarité et quête de sens. Entretien.
Samantha Bailly, auteure d’« A durée déterminée » (JC Lattès, mars 2017).
Ils ont passé avec brio le rite initiatique du stage en entreprise, les voilà maintenant face aux défis du CDD. Dans le roman A durée déterminée (JC Lattès, mars 2017), Samantha Bailly, 28 ans, suit le parcours de recrues d’une entreprise « novatrice, qui a de quoi faire rêver tout jeune diplômé ». Après Les Stagiaires, sorti en 2014 et prochainement adapté au cinéma, ce deuxième volet de sa trilogie sur la jeunesse et le monde de travail est certes une fiction, mais est largement inspiré de ses expériences – elle a travaillé dans une grande société française de jeux vidéo parallèlement à ses études de littérature – et de celles de ses contemporains. Entre quête de sens, désillusions et aspiration au contrat à durée indéterminée (CDI), elle dresse un nouveau portrait sensible de la « génération Y ».
Dans votre roman, le personnage d’Ophélie est désormais en CDD dans l’entreprise où elle était en stage auparavant. Qu’est-ce qui change pour elle ? Quelles sont les difficultés quand on passe de l’un à l’autre ?
Samantha Bailly : Ce changement de statut et cette prise de responsabilité arrivent souvent très vite. Ophélie se retrouve du jour au lendemain à devoir gérer un stagiaire, par exemple. Et même si on lui dit qu’elle est dorénavant une employée à part entière, elle a toujours un compte à rebours en tête, celui de la fin de son contrat. Le passage du stage au CDD relance ce compte à rebours. Le CDD est un nouvel entre-deux non pérenne, comme l’était le stage.
Pour reprendre la métaphore du jeu vidéo, le CDD est le passage au niveau suivant, et il faut à nouveau faire ses preuves dans l’objectif de décrocher le « Graal » : le CDI. La pression n’a donc pas vraiment disparu, car il va falloir prouver qu’on est capable d’assumer ces nouvelles responsabilités, qu’on les mérite bien. Mais la rémunération et le droit au chômage apportent un peu plus de sécurité. Reste à se départir de l’étiquette du « petit stagiaire » qui nous colle à la peau. Le regard des collègues n’évolue parfois pas aussi vite que son statut.
Est-ce que les écoles et universités préparent bien à ce passage concret dans le monde professionnel ?
Après un stage, souvent plusieurs, les études sont de toute façon un peu plus lointaines. Mais, que l’on soit passé par l’université, où l’abstraction domine, ou bien par exemple dans une école de commerce, où l’on est plus familiarisé avec le jargon de l’entreprise, la plus grande surprise pour un jeune en CDD réside dans la découverte des relations humaines qui régissent l’entreprise, dans ce jeu de rôle qu’il faut apprendre à décrypter.
Je crois que même dans les établissements qui proposent les formations les plus « concrètes », les difficultés psychologiques de cette adaptation sont peu abordées.
Quel est, selon vous, ce jeu de rôle dans l’entreprise, et comment les personnages de votre roman apprennent-ils à y jouer ?
Le personnage d’Ophélie accède à une autre strate de l’entreprise, et comprend que ses collègues ne font pas que servir des intérêts collectifs, mais que leur comportement est aussi orienté par leurs ambitions personnelles. Elle arrive dans ce milieu compétitif avec candeur, mais se rend rapidement compte que sa sincérité et l’expression de ses idéaux la rendent vulnérable à des personnalités plus stratèges. Elle apprend donc à composer avec ce qui l’entoure.
Cela n’implique pas un renoncement à qui elle est, mais une adaptation. Se dire « OK, j’ai compris les règles. Je vais jouer le jeu, mais trouver mon propre chemin pour continuer à rester moi-même, garder mon intégrité ». Ophélie apprend à se protéger, en découvrant petit à petit que sa vie n’est pas son travail, une prise de conscience qui met du temps quand on a tant couru après l’emploi.
Comme dans « Les Stagiaires », vos personnages sont très souvent angoissés. Par ce qu’ils font ou devraient faire dans l’entreprise, par ce qu’ils sont ou voudraient être, par leur avenir… L’angoisse est-elle, selon vous, une caractéristique commune aux jeunes de cette génération Y ?
Pour ce roman, comme pour les autres, je puise dans ce que j’ai vécu, ou ce qu’ont vécu mes proches. J’ai conscience de ne pas représenter « ma » génération, mais « une » génération, des jeunes ayant déjà eu la chance de faire des études et qui, en effet, ont une réelle angoisse de l’échec, de ne pas trouver de travail.
Comme beaucoup, j’ai grandi dans un monde dans lequel on nous annonçait que tout serait difficile. Qui n’a pas entendu ces paroles répétées par les profs, dès la sixième : « Vous allez voir, en dehors de l’école, trouver un boulot est très dur. Vous devez savoir dès maintenant ce que vous voulez faire plus tard ! » Plus que dans l’entreprise en tant que telle, cette angoisse trouve sa source dans un système économique et une société ultracompétitifs, où les jugements et les fiches d’évaluation sont permanents.
Mais ces premiers pas dans l’entreprise et son monde arrivent aussi à un moment, entre 20 ans et 30 ans, où il est difficile de prendre du recul sur ce qu’on vit, où l’on devient adulte. Les personnages du roman sont à ce carrefour de leur vie, et notamment dans une période affective mouvementée.
La quête du stage, puis du CDD, voire des CDD, puis du CDI, ne repousse-t-elle pas cette entrée dans l’âge adulte ?
Qu’est-ce qu’être adulte ? Faire ses propres choix de façon éclairée ? Etre aux commandes de sa vie, ne pas laisser quelqu’un d’autre décider pour soi ? Ce qui est sûr, c’est que le CDD met le jeune dans une position de responsabilité, sans qu’il ait la récompense de cette responsabilité, le regard et la reconnaissance qui vont avec.
Je pense que les entreprises fonctionnent encore selon des systèmes très paternalistes, où l’on ne parle parfois pas de la même façon aux gens selon leurs statuts. Où l’on infantilise certains employés, les femmes notamment. Cela crée un conflit de générations. On reproche à cette génération Y d’être rebelle, impatiente, de « vouloir tout tout de suite », de chercher à « donner du sens à son travail » comme si c’était un caprice d’enfant gâté. J’y vois plutôt une preuve de maturité, une réaction d’adulte : savoir ce que l’on veut.
Mais cette génération ne court plus nécessairement derrière le cadre traditionnel du CDI en entreprise…
C’est le cas de Samuel, personnage qui n’était pas présent dans Les Stagiaires. Chercheur en pause dans la rédaction de sa thèse, il est le seul à ne pas idéaliser l’entreprise et le CDI, la stabilité qui va avec. Il voit ce CDD comme un job alimentaire, ce qui lui donne un regard distancié sur ce qui se joue dans l’entreprise. Il aime son travail mais n’est pas prêt à tout sacrifier pour lui. Il travaille pour vivre et ne vit pas pour travailler.
Ma génération valorise parfois la création de start-up et l’entrepreneuriat, croyant sortir ainsi du cadre de l’entreprise. C’est le nouvel Eldorado, une liberté qui fait rêver. Mais tout le monde n’a pas les moyens de se payer le luxe de l’instabilité. Car le travail externalisé met les gens dans une grande vulnérabilité, sans réelle protection sociale et face à des délais de paiement souvent compliqués.
Etre à son compte peut donner une impression de travail idéal alors qu’en fait on est autant soumis aux lois de l’entreprise, mais de manière périphérique. Il existe d’ailleurs un décalage entre les emplois en free-lance, de plus en plus prisés, et ce qu’impose notre société : c’est encore bien, aujourd’hui, le CDI qui ouvre la possibilité de louer un appartement ou de faire un emprunt à la banque.