Tomohiro Nishikado, connu comme le créateur de « Space Invaders », est également le père du jeu vidéo japonais. | Guillaume VIEU

Ses crabes de l’espace sont plus célèbres que son visage. A 73 ans, son nom est d’ailleurs toujours inconnu du grand public, alors que ses créatures pixelisées continuent de flotter, sous forme de mosaïques accrochées ça et là dans les rues de Paris, de Berlin, d’Istanbul ou encore de Bangkok. Il s’appelle Tomohiro Nishikado, et il est le père des célèbres Space Invaders, ces créatures de jeux vidéo loufoques et anguleuses qui ont envahi les salles d’arcade dans les années 1970, pour ne jamais quitter la culture populaire, grâce à leur utilisation massive dans le street art.

« Les composants étaient tellement onéreux à l’époque que j’étais restreint dans les possibilités graphiques. C’est amusant de voir des artistes revenir au style de cette période, où les moyens d’expression étaient tellement réduits. Et en tant que créateur, je suis honoré », confie-t-il à Pixels lors d’une rencontre mi-avril, à l’occasion de la sortie de son autobiographie en français, Space Invaders : comment Tomohiro Nishikado a donné naissance au jeu vidéo japonais !, de Florent Gorges (Ed. Omaké Books). Sa première série d’entretiens en France, presque quarante ans après la sortie de son œuvre majeure.

Space Invaders (1978)
Durée : 03:14

Sa femme ignorait son « fait d’arme »

La rencontre a lieu à Paris à la Fondation EDF, quelques minutes avant que l’exposition « Game, le jeu vidéo à travers le temps » n’ouvre ses portes au public. Par souci de tranquillité, l’entretien se poursuivra au plus impersonnel troisième étage du bâtiment. Le très discret Japonais s’éclipse tandis que des dizaines d’adeptes nostalgiques du jeu vidéo d’antan investissent les lieux, sans se douter un instant que l’un de ses créateurs les plus influents et historiques se trouve qu’à quelques mètres de là. Le reconnaissent-ils seulement ?

Que la sortie de Space Invaders soit une date de l’histoire du jeu vidéo, il n’est guère permis d’en douter. Sorti en 1978, le célèbre jeu de tir a lancé la mode des jeux spatiaux, introduit des idées aussi fondamentales que le hi score, et mis le pied à l’étrier de la création de jeu vidéo au Japon, à une époque où les Etats-Unis semblent détenir un monopole inattaquable.

Les célèbres créatures de l’espace de « Space Invaders » ont remplacé les humains initialement prévus. | Taito

Qu’un homme et un visage soient derrière ce succès historique, voilà en revanche qui semble encore surprendre. C’est peu dire que Tomohiro Nishikado a peu été médiatisé. S’il a bien donné quelques interviews dans des magazines spécialisés japonais, il est pour l’essentiel resté un homme de l’ombre, au point que sa femme elle-même a mis des années avant d’apprendre que son mari était l’auteur du raz de marée commercial de l’année 1979, raconte-t-il avec un brin de gêne :

« Je ne ramenais jamais mes histoires de travail à la maison et elle, de son côté, ne me posait pas vraiment de question dessus. Je n’étais pas sûr que ça l’intéresserait, donc je n’ai jamais vraiment eu l’occasion de lui en parler. Ce qui est drôle, c’est qu’elle l’a découvert de son côté, elle est tombée sur un article sur les dix ans de “Space Invaders” dans lequel je répondais à des questions et apparaissais en photo, elle m’a demandé ce que je faisais là, je lui ai dit que j’avais créé le jeu. Elle a eu du mal à me croire ! »

La révélation « Breakout »

La discrétion de Tomohiro Nishikado est le reflet d’une époque où le jeu vidéo était encore le fait d’ingénieurs et d’électroniciens, bien loin du prestige des créateurs d’aujourd’hui. Diplômé en 1963 de l’université d’électronique de Tokyo, ce passionné de bricolage se retrouve rapidement à imaginer, dans l’entreprise Taito, des machines de divertissement basées sur de l’électromécanique – le type de machines à sous populaires dans les fêtes foraines et les bars dans les années 1960. Mais rien qui n’affiche de pixels sur un écran de type télévision : le jeu vidéo n’existe pas encore.

Tomohiro Nishikado a travaillé sur plusieurs machines à sous aujourd’hui tombées dans l’oubli. | Omaké Books

Lorsque le jeu américain Pong sort en 1972 (de Nolan Bushnell et Allan Alcorn, société Atari), l’entreprise Taito est parmi les premières à faire l’achat d’une borne pour évaluer ses chances de succès. Tandis que les Japonais s’arrachent les places sur ce jeu de tennis de table révolutionnaire, M. Nishikado décide de créer sa propre variante. Il s’agira d’un jeu de « football », Soccer (en 1973), le premier jeu vidéo original conçu au Japon – il s’agissait auparavant de copies. On ignore s’il sera exporté.

Tomohiro Nishikado s’essaye par la suite à d’autres registres, comme la course de voitures ou le jeu de basket, mais sans jamais connaître de succès mondial. Jusqu’à sa rencontre, en 1976, avec Breakout, le jeu de casse briques qui lui fait changer d’approche.

« Avant, j’essayais de trouver des solutions techniques et graphiques pour sophistiquer le jeu vidéo, ils étaient à chaque fois plus impressionnants, plus techniques. Mais alors que l’on pensait en avoir fini avec les jeux de ballets de raquettes en 1976, Atari y revient avec “Breakout” – puisque “Breakout”, c’était fondamentalement ça. C’était un choc pour moi de voir qu’ils étaient revenus aux sources, avec un concept très prenant et qui a plu à tout le monde. »

Arcade Game: Breakout (1976 Atari)
Durée : 10:09

En apparence, rien de commun entre un jeu de tennis, un jeu de casse briques et un jeu de tir spatial. En apparence seulement. Pong et Breakout s’appuient sur une même brique d’interaction : déplacer latéralement un rectangle pour rattraper et renvoyer un point blanc. Breakout casse la symétrie de Pong en introduisant ce mur de briques qui le rapproche d’une sorte de balle au mur. Avec Space Invaders, Tomohiro Nishikado va plus loin, il remplace le mur de briques par un mur d’ennemis, et dote ceux-ci, comme le rectangle, d’une fonction de tir, ainsi que d’un mouvement de balancier pour compliquer la tâche. Et voilà un jeu de balle au mur remplacé en bataille dissymétrique.

Des ennemis humains remplacés par des extraterrestres

Il faudra plusieurs étapes à Tomohiro Nishikado pour en arriver à la version finale du jeu. Loin des célèbres petits crustacés de l’espace, une première version devait mettre en scène des humains, avant que Taito ne lui demande de se rétracter, par peur de choquer. « Quand on voit qu’à l’époque on s’autocensurait alors qu’on arrivait à peine à afficher une explosion fixe, alors que maintenant on est capable de mettre en scène des gerbes de sang d’une manière ultraréaliste, c’est vrai que nos précautions d’alors peuvent faire sourire », précise l’intéressé, non sans défendre cette approche aujourd’hui disparue.

« Je pense qu’il y a eu une évolution du jeu vidéo. Mais c’est vrai que l’on pourrait se passer d’une certaine cruauté dans les productions actuelles. »

Au moment où M. Nishikado crée Space Invaders, un film cartonne aux Etats-Unis : Star Wars, de George Lucas. Mais l’électronicien ne l’a pas vu. Alors, il pioche dans ses souvenirs de La Guerre des mondes pour imaginer ses propres créatures. D’où la pieuvre, inspirée du roman d’H. G. Wells, ou le crabe, qui a l’avantage de se déplacer latéralement, comme ses personnages.

Faute d’avoir vu « Star Wars », Tomohiro Nishikado s’inspire du film « La guerre des mondes », de 1953, pour ses extraterrestres. | Byron Haskin

Un développement à tâtons, de manière artisanale, qu’il assume : « Quand j’ai développé Space Invaders, il faut savoir que ce n’était qu’un prétexte pour apprendre la technologie des ordinateurs, qui n’existaient pas encore. Le jeu était secondaire, ce n’était qu’un outil. »

Lancé en juillet 1978, Space Invaders s’impose en quelques semaines comme un phénomène de société, au Japon d’abord, dans le monde entier ensuite. « Je n’avais pas du tout prévu que ce serait un tel hit, assure Tomohiro Nishikado. C’est seulement trente ans plus tard que j’ai saisis que ça avait changé l’industrie. Même pendant le boom Space Invaders, je n’avais pas pris conscience de son importance. »

Réquisitionné à la tête d’une nouvelle branche de Taito, Tomohiro Nishikado participera par la suite à des projets plus mineurs. Parti à la retraite en 2010, il conserve le titre honorifique de consultant chez Taito. Il reste inconnu du grand public, mais ses crabes de l’espace continuent de suivre les passants du regard sur les murs des grandes villes du monde entier.