« Tunisian Yankee » ou l’itinéraire fracassé d’un migrant du XXe siècle
« Tunisian Yankee » ou l’itinéraire fracassé d’un migrant du XXe siècle
Par Séverine Kodjo-Grandvaux (contributrice Le Monde Afrique, Douala)
Le dernier roman de Cécile Oumhani narre le parcours d’un jeune Tunisien qui se retrouve à combattre dans les rangs de l’armée américaine lors de la Grande Guerre.
Couverture du roman « Tunisian Yankee », de Cécile Oumhani aux éditions Elyzad. | Facebook éditions Elyzad
Vivre avec dignité. Pouvoir se réaliser. Pleinement. Combien d’hommes et de femmes s’engagent sur les routes de l’exil avec ce rêve tenace d’une existence meilleure ? De pouvoir enfin être soi ? C’est mû d’une profonde aspiration à être libre que Daoud Kaci fuit la Tunisie sous protectorat français pour tenter sa chance aux Etats-Unis, non pas qu’il renie ce « pays où [tous] sont voués à vivre comme des ombres, sans projets et sans perspective d’une éclaircie prochaine ». Mais justement, parce qu’il le rêve indépendant, parce qu’avec ses amis, comme ces autres voix de plus en plus nombreuses et revendicatrices, il n’entend plus se taire et accepter un système profondément injuste. Tout comme il refuse l’autorité du père, qui a répudié sa mère parce qu’elle ne voulait pas qu’il prenne une seconde épouse, privant alors l’enfant de l’amour dont il avait le plus besoin.
Dans son dernier roman, Tunisian Yankee, paru aux éditions Elyzad à l’automne 2016, Cécile Oumhani narre le parcours de ce jeune Tunisien qui tente sa chance outre-Atlantique, comme ces millions de forçats de la faim venus d’Europe ou du Levant, et qui finira blessé sur l’un des champs de bataille de la Grande Guerre. Plus qu’une histoire de vie, c’est le portrait du monde à l’aube du XXe siècle – de la Tunisie colonisée à l’Europe en guerre, en passant par les Etats-Unis en plein essor – que narre, dans une écriture extrêmement sensorielle, l’auteur. Cécile Oumhani sera au pavillon africain du Salon du livre de Genève, du 26 au 30 avril, où elle présentera son roman aux lecteurs.
Echapper aux assignations identitaires
Gravement touché, Daoud se débat entre « veille et torpeur », agonisant. Les souvenirs affluent, s’échappant d’une mémoire olfactive, visuelle, auditive qui nous restitue le monde sensible qui l’a vu grandir. Lui rappellent combien étaient doux les bras qui l’ont élevé, ceux de Mouldia, la servante à la peau sombre, l’esclave qui fut enlevée aux siens lors d’une razzia. Celle qui fut privée d’une « nouvelle existence, alors que tous les possibles lui avaient été confisqués à l’âge de 8 ans », celle qui, depuis, « appartient » à la famille. Ils lui rappellent également combien cette société patriarcale ne laisse aucune échappatoire aux femmes et aux enfants épris de liberté. Pas de place pour les esprits indépendants.
Avec Cécile Oumhani, les personnages doivent lutter pour échapper aux assignations identitaires. Daoud refuse de répondre aux attentes exotiques et orientalisantes d’un aristocrate italien qui rêve de rencontrer l’« un de ces cavaliers de fantasia qui sortirait tout droit d’une gravure ou d’une peinture ». Les femmes – tunisiennes ou européennes – n’ont guère le loisir d’aimer qui elles veulent, encore moins un homme d’une culture autre. Le racisme est omniprésent. Parmi les Italiens, qui refusent que la belle trapéziste Nora, ou plus tard Elena, fréquente Daoud. Parmi ces soldats américains, qui affublent Daoud, devenu Dawood, d’un terrible « sand nigger » et lui mènent la vie dure.
« Les paysages d’une vie chamboulée »
L’Amérique n’est pas cette terre promise tant convoitée. L’arrivée à Ellis Island où l’on sélectionne les candidats à l’immigration en fonction de leur porte-monnaie et de leur état de santé l’enseigne violemment. Si Cécile Oumhani réussit à imaginer l’installation de Daoud au cœur de Little Syria comme manœuvre parmi la communauté arabe de New York, elle n’explique guère comment ce jeune Tunisien va accepter de combattre au sein de l’armée américaine pour sauver un pays – la France – qui refuse alors l’indépendance à sa terre natale, manquant là l’occasion de complexifier la psychologie de son personnage.
Tunisian Yankee est néanmoins un roman subtil sur le désir de vivre et l’exil, sur la douleur parfois de quitter chez soi pour pouvoir se construire, et sur la nostalgie de la langue perdue. « Au plus profond de ce qu’il [Daoud] est, c’est la musique de son arabe natal qu’il entend. Inlassablement, elle charrie dans ses pensées les paysages d’une vie chamboulée. Des sources et des rivières souterraines qui courent sous les visions du désastre auquel il voudrait tant survivre… » Comment alors ne pas penser à ces migrants syriens qui fuient les gaz mortels d’un pouvoir assassin et la folie meurtrière de rebelles fratricides ? Ou ces autres qui, au péril de leur vie, s’embarquent depuis les côtes libyennes pour venir se fracasser contre les portes européennes chaque jour plus closes que la veille ?
Tunisian Yankee, de Cécile Oumhani, éd. Elyzad, 288 pages, 19,90 euros, 20 dinars tunisiens. Cécile Oumhani présentera son roman lors du Salon africain du Salon du livre de Genève le vendredi 28 avril, de 13 h 45 à 14 h 30.