« Le Miraculé de Saint-Pierre », de Gaston-Paul Effa : quand la montagne Pelée accouche d’un géant
« Le Miraculé de Saint-Pierre », de Gaston-Paul Effa : quand la montagne Pelée accouche d’un géant
Par Séverine Kodjo-Grandvaux (contributrice Le Monde Afrique, Douala)
L’écrivain d’origine camerounaise, au sommet de son art, retrace la vie tragique de Louis-Auguste Cyparis, survivant de l’éruption volcanique de 1902.
La ville de Saint-Pierre, en Martinique, après l’éruption de la montagne Pelée, en 1902 | DR
Jeudi 8 mai 1902, 7 h 52. En ce jour funèbre de l’Ascension, la terre se mit à trembler en Martinique et laissa s’échapper du fond de ses abîmes toute sa fureur jusque-là contenue. « La mer se voila du sombre drap du deuil. » Et trente mille âmes périrent lors de l’éruption de la montagne Pelée. Parmi les décombres de la prison de Saint-Pierre, un survivant : un voyou mis au cachot pour avoir poignardé sa compagne lors d’une soirée arrosée, Louis-Auguste Cyparis. C’est à cet homme que s’est intéressé Gaston-Paul Effa dans son dernier roman Le Miraculé de Saint-Pierre.
Il revient sur son enfance, sa dérive, son calvaire. Découvert sous les ruines du pénitencier « le visage scellé, d’où le cri ne pouvait jaillir », il est transporté à l’hôpital de Morne-Rouge où, tandis que les plaies vont se résorber au prix de terribles souffrances marquant à jamais sa chair, Louis-Auguste Cyparis se demande pourquoi lui seul a survécu et finit par se « claquemur [er] alors dans la conscience des péchés qu’il avait commis », cherchant à expier ses méfaits.
Le musée des humanités bafouées
Toujours en quête d’une nouvelle monstruosité à exposer, Bailey, le sinistre directeur du cirque Barnum, le recrute une fois guéri, le baptise Samson et l’expose dans son musée des humanités bafouées, aux côtés de la femme à barbe ou du « “général Tom Pouce”, qui ne mesurait que soixante centimètres et pesait six kilos et sept cent cinquante grammes », comme « le seul objet vivant qui survécut dans la cité silencieuse de la mort ». Le cirque tourne en Amérique, connaît un succès phénoménal.
« Ici commence la suite des saisons qui n’en formeront plus qu’une seule pendant les vingt années qu’il reste à Samson pour aller jusqu’au bout de sa légende. Ici commence cette lente, profonde et infaillible combustion de l’âme et du corps que les saints de Dieu décrivent à l’aide de toutes les métaphores de la lumière, de la chaleur et de la sécheresse. Ici commence la grande solitude de Samson. Ici la douleur du corps, l’inimitié du monde, la souffrance du jour et l’angoisse de la nuit. Ici aux Amériques, où l’on assassine deux Noirs par semaine, Samson était devenu une vedette. »
Affiche du cirque Barnum avec Louis-Auguste Cyparis. | DR
Mais l’invective raciste est toujours là. Et l’on raconte que « Samson était né parmi les singes, dans la forêt congolaise, qu’il fallait faire attention, car souvent il lâchait des pets quand ce n’était autre chose. On n’avait pas encore achevé son dressage ». Et Gaston-Paul Effa, fidèle lecteur de frantz Fanon, de faire de Cyparis l’allégorie des « damnés de la terre », ces « êtres qui ont été, dès l’origine, jetés hors de l’humanité et n’en sont jamais revenus ».
Mise en abyme
Loin de proposer un récit linéaire sur le destin peu ordinaire de cet arrière-petit-fils d’esclave qui finira, tel un forçat, par s’épuiser sur la roche à casser pour construire le canal de Panama, l’écrivain originaire de Yaoundé entremêle les destins et les regards, et fait de lui-même – non sans humour – l’un des personnages de ce roman foisonnant. La mise en abyme opère, voilà « cet homme grand et mince, au visage doux et régulier, illuminé intérieurement par de vastes yeux noirs qui lui brûlaient la face : personnage délié, hautain jusque dans sa tendresse et qu’on se représente riche d’ardeur » confronté à l’une de ses lectrices, Séraphine, originaire de l’île antillaise, qui ne semble guère apprécier son précédent roman, Rendez-vous avec l’heure qui blesse (Gallimard), dans lequel déjà le philosophe engageait une réflexion sur l’entreprise de déshumanisation dans laquelle les hommes semblent exceller.
Dans ce livre paru en 2015, Gaston-Paul Effa revenait sur l’une de ces figures héroïques mais effacées de l’histoire des Noirs de France, Raphaël Elizé, vétérinaire antillais, premier maire noir de l’Hexagone, résistant à l’occupant nazi qui finira sa vie derrière les barbelés du camp de Buchenwald. Un ouvrage que n’a guère goûté à l’époque le réalisateur du documentaire Le Métis de la République, Philippe Baron, qui accusait l’écrivain de plagiat dans une tribune publiée sur le site de L’Obs.
Ayant choisi alors de ne pas nourrir la polémique par un quelconque texte de défense, Gaston-Paul Effa répond deux ans plus tard à sa manière, en faisant œuvre de littérature, à l’un des reproches que lui adressait Philippe Baron. Ce dernier estimait, entre autres, que le romancier cherchait « à satisfaire un désir de pathos victimaire propre à notre époque » et à faire de Raphaël Elizé un « martyr ». Séraphine accuse l’auteur d’avoir abandonné « M. Elizé » dans le camp de Buchenwald et d’avoir ensuite enfermé Louis-Auguste Cyparis dans un destin de victime, le dépossédant de toute forme de désir et d’espoir, noircissant en toute occasion la situation.
La mémoire des âmes et des corps
Le Miraculé de Saint-Pierre se double d’un roman sur la responsabilité de l’écrivain quant à la condition noire : soit l’on fait des Noirs des martyrs de l’Histoire, soit on leur redonne leur humanité pleine et entière et l’on montre comment ils ont résisté à la damnation, cette condamnation à être hors de l’humain. Gaston-Paul Effa explique : « Cette histoire n’est pas seulement celle de Cyparis ou d’Elizé, mais la mienne en réalité, celle de tous les Noirs d’ici ou d’ailleurs qui ont un problème avec leur identité et qui s’apitoient sur eux-mêmes. »
Séraphine pousse l’écrivain dans ses retranchements et lui permet de naître à lui-même. L’on assiste alors à la venue au monde d’un grand auteur et d’une œuvre magistrale. « En écrivant sur Elizé puis sur Cyparis, il me semblait assister à ma propre naissance, dont je croyais deviner la sourde rumeur que déjà elle faisait en moi ; il me semblait que j’allais m’entendre enfin, et j’écrivais, pour la première fois sans doute, délivré, comme sous la poussée d’un grand racinement intérieur », confie Gaston-Paul Effa, qui réécrit différemment le début de son texte, laissant entrevoir qu’il n’y a pas de vérité en littérature.
Louis-Auguste Cyparis, rescapé de l’éruption de la montagne Pelée, en 1902. | Michel Météry
Le Miraculé de Saint-Pierre est un roman complexe, porté par un souffle épique certain et une densité philosophique remarquable, où il est question de mélancolie et de notre rapport aux origines, à la mémoire archaïque et transgénérationnelle, à la mémoire des âmes et des corps. L’on retrouve les préoccupations qui étaient celles de son précédent livre, Le dieu perdu dans l’herbe (Presses du Châtelet, 2016), dans lequel le philosophe nous invitait en compagnie de Tala, femme pygmée réputée pour sa sagesse, à développer notre attention à ce qui nous entoure, à pratiquer la contemplation, et « suspend [re] un peu le bruit de la raison » au profit des sensations, et à comprendre notre inscription dans un monde minéral, céleste, végétal, terrestre… qui nous dépasse et nous englobe.
Les eaux de la mélancolie et le souffle de l’instant
Loin des discours théoriques, le propos de Gaston-Paul Effa est une invitation à penser notre rapport au monde et à la manière dont nous souhaitons l’habiter ensemble. L’espoir de voir l’humanité se réconcilier avec elle-même. Il le fait tout en finesse, par suggestion, avec poésie, complexifiant et densifiant au fur et à mesure son propos. Les images se bousculent, les métaphores éclatent. « J’ai toujours aimé prendre les choses de biais, les aborder de très loin, par leur côté le moins évident, voire le plus déroutant, ou par ce joint par où elles s’imbriquent à d’autres, m’en approcher par cercles toujours plus resserrés ou m’en éloigner au contraire comme ces ondes dans l’eau provoquées par la pierre que nous y avons lancée, pour les surprendre mieux, revenir sur elles au moment où elles ne s’y attendent plus, et c’est extraordinaire ce qu’elles peuvent nous livrer alors, qu’on n’aurait jamais obtenu si on les avait attaquées de front », écrit-il.
Long poème, où le verbe navigue entre les eaux de la mélancolie et le souffle de l’instant qui s’efface, Le Miraculé de Saint-Pierre se fait « chant. Battement d’ailes et léger tracé d’un invisible filet de voix, […] communion avec toutes les âmes du dehors et du dedans, avec tous les esclaves d’hier et d’aujourd’hui, un chant plus sublime que les sons, parce que s’échappant tout droit, telle une flamme d’éternité, de la gorge de tous les damnés de la terre ».
Le Miraculé de Saint-Pierre, de Gaston-Paul Effa, éd. Gallimard, 240 pages, 19,50 euros.
Gaston-Paul Effa participera à la rencontre « Les îles et la mélancolie », aux côtés de Louis-Philippe Dalembert et Néhémy Pierre-Dahomey, organisée le samedi 29 avril de 14 h 45 à 15 h 30 au pavillon africain du Salon du livre et de la presse de Genève.