En Afrique, la traçabilité des « minerais de sang » reste un défi pour la filière
En Afrique, la traçabilité des « minerais de sang » reste un défi pour la filière
Par Pierre Lepidi
L’OCDE, dont le 11e forum se tient à Paris, travaille à renforcer le contrôle des chaînes d’approvisionnement dans les zones de conflit, notamment au Congo-Kinshasa.
Depuis 1996, les conflits en République démocratique du Congo (RDC) ont fait plus de 5 millions de victimes. Dans la région des Grands-Lacs, les exactions sur les populations sont perpétrées pour quelques grammes de minéraux précieux, de tantale ou de tungstène, indispensables à la fabrication de matériel électronique. La zone est instable, violente. En mars, ce sont deux enquêteurs de l’ONU, l’Américain Michael Sharp et la Suédoise Zaïda Catalan, et leurs quatre accompagnateurs qui ont été assassinés dans la province minière du Kasaï-Central, alors qu’ils enquêtaient sur le conflit qui oppose depuis août 2016 des milices du chef coutumier Kamwina Nsapu au pouvoir central.
Le 11e forum sur les chaînes d’approvisionnement en minerais responsables, qui se déroule à Paris jusqu’à jeudi 4 mai à l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), s’est ouvert mardi par une minute de silence en hommage aux enquêteurs, membres d’une commission d’experts des Nations unies. « C’est une tragédie, a rappelé Zobel Belhalal, également membre du groupe d’experts onusien. Zaïda et Michael avaient décliné leur identité lors de leur arrestation, ce qui prouve que c’est notre institution qui a été attaquée. Nous recevons quotidiennement des obstacles à la mise en place des enquêtes dans cette région. Nos collègues y ont laissé leur vie. L’enquête est en cours, il faut que justice soit rendue. »
Mise en œuvre du guide
Le forum parisien, qui rassemble près de 850 acteurs liés à l’exploitation minière, s’est notamment fixé pour mission de faire le point sur l’application et la mise en œuvre du Guide sur le devoir de diligence pour des chaînes d’approvisionnement responsables en minerais issus des zones de conflit.
En 2009, l’OCDE s’est lancée dans la rédaction de cet ouvrage avec onze pays africains membres de la Conférence internationale sur la région des Grands-Lacs (Angola, Burundi, République centrafricaine, République du Congo, RDC, Kenya, Rwanda, Soudan, Ouganda, Tanzanie et Zambie), des représentants de l’industrie minière, d’autres de la société civile, ainsi que le Groupe d’experts de l’Organisation des Nations unies sur la RDC. Mais sept ans après l’approbation de ce guide par les onze Etats membres de la Conférence internationale sur la région des Grands-Lacs, la situation reste très critique.
« C’est très bien d’avoir des règles, mais où sont les mécanismes de mise en œuvre de ces règlements ?, s’interroge Safanto Bulango, responsable au sein de l’ONG Max Impact. Nous voulons que l’exploitation minière profite au développement des communautés locales et notamment aux creuseurs qui, au bout de cette longue chaîne, souffrent et ne profitent pas des exploitations. Au fond des mines, personne n’a entendu parler des recommandations de l’OCDE. »
« En bout de chaîne »
« Il y a eu certaines avancées, reconnaît Michael Gibb, directeur de campagne pour les ressources liées à des conflits au sein de Global Witness, une ONG spécialisée dans la lutte contre le pillage des ressources naturelles des pays en développement, en ouverture du forum. Les pratiques ont évolué et des lois ont été votées, mais trop de choses sont encore organisées au détriment de ceux qui sont en bout de chaîne… Nous avons des lois, mais les Etats ne s’impliquent pas suffisamment. »
Selon une estimation de l’Unicef, 40 000 jeunes garçons et filles creusent dans les mines de RDC. Lors du vote au Parlement européen, la députée socialiste belge, Marie Arena, avait expliqué que « ce travail était souvent effectué par des enfants travaillant comme des esclaves plus de douze heures d’affilée. »
Le forum de l’OCDE intervient moins de deux mois après l’adoption au Parlement européen d’un règlement sur le négoce des « minerais de sang ». Ce règlement, qui précise notamment que les sites d’extraction doivent être certifiés, a pour but de contraindre les importateurs de métaux précieux issus des zones de conflit à s’assurer qu’ils ne financent pas des groupes armés et que leur production ne participe pas à des violations des droits humains. Mais cette obligation ne s’appliquera qu’à partir de janvier 2021.
« Je ne vous le dirai pas »
Les règlements sur la traçabilité des minéraux précieux – dont le coût engendré (l’achat des étiquettes ou de la certification régionale) doit être supporté par l’amont de la filière – semble se heurter à la réalité d’une zone complexe sous la coupe de groupes armés ultra violents. « Il y a des obstacles, reconnaît Carolyn Duran, directrice des chaînes d’approvisionnement de la marque Intel, qui utilise des minéraux précieux dans la composition de microprocesseurs. Lorsqu’on interroge des filières sur la provenance d’un minerai, on nous répond parfois “Je ne sais pas” ou “Je ne vous le dirai pas”, ce qui oblige à trouver des solutions avec d’autres partenaires. Cela demande une parfaite connaissance des fabricants et des sous-traitants. »
La cartographie des zones d’extraction mais aussi des lieux d’échange, de même que la position des points de passage contrôlés par les militaires et les groupes armés, est un outil précieux pour garantir la traçabilité des minerais. « Le contrôle des barrages routiers, notamment à l’est de la RDC, est capital et permet de faire le lien entre certaines violences et l’exploitation minière », explique Guillaume De Brier, chercheur au sein de la société IPIS et intervenant lors du forum. Sur les 1 615 mines visitées par ce groupe de recherche belge, 56 % d’entre elles étaient contrôlées par des hommes armés.
En RDC, les violations contre les droits humains ont augmenté de près de 30 % entre 2015 et 2016, selon un rapport du bureau conjoint des Nations unies aux droits de l’homme. En avril, vingt personnes ont encore été tuées dans des affrontements entre milices et forces de l’ordre dans les provinces du Kasaï, région réputée pour la qualité de ses diamants et où au moins 40 fosses communes ont été découvertes cette année.