Côte d’Ivoire : les rebelles « démobilisés » grognent aussi à Bouaké
Côte d’Ivoire : les rebelles « démobilisés » grognent aussi à Bouaké
Par Sébastien Hervieu (Bouaké, envoyé spécial)
Comme les soldats mutins en janvier, les anciens rebelles réclament des primes. Ils ont bloqué l’accès sud à la deuxième ville du pays lundi.
Plusieurs centaines d’anciens rebelles démobilisés bloquent l’accès à l’entrée sud de Bouaké, en Côte d’Ivoire, le 8 mai 2017. | AFP
Vêtu d’un treillis fatigué, Kaba Djibrila peste. Pas contre Alassane Ouattara, l’homme pour qui il a tant combattu, devenu à ses yeux « un très bon président ». Mais contre son entourage : « Ce sont eux qui ne lui disent pas la vérité », veut croire cet ex-soldat de la rébellion nordiste qui, en 2011, avait porté au pouvoir le chef d’Etat ivoirien après la contestation par Laurent Gbagbo de la victoire électorale de son rival. « Il ne sait pas que ça va mal pour nous, je n’ai pas de travail et je ne sais pas comment je vais réussir à payer la scolarité de mes deux enfants », s’énerve ce père de 31 ans.
Autour de lui, une centaine de « démobilisés ». Ces anciens des Forces nouvelles, la rébellion qui a occupé le nord de la Côte d’Ivoire de 2002 à 2011, prennent leur mal en patience aux abords d’un rond-point animé de Bouaké, transformés en quartier général de fortune en plein air. Dans la deuxième ville du pays, capitale historique de la rébellion, ces ex-combattants qui ont rendu leurs armes après la fin de la guerre civile, attendent une réponse à leur appel.
« Si nous étions armés… »
Pour se faire entendre, ils ont bloqué, lundi 8 mai au petit matin, l’accès à l’entrée sud de la cité. Tandis que la file de poids lourds et de voitures s’allongeait sur cette artère centrale du pays, les autorités ont convaincu au bout de quelques heures les manifestants non armés de lever le barrage en leur promettant de faire parvenir leurs revendications à Abidjan, siège du gouvernement.
« Nous réclamons une prime de 18 millions de francs CFA (27 500 euros) pour chacun des 6 900 démobilisés, la reconnaissance du grade de caporal, l’intégration des plus jeunes dans l’armée », liste entre autres Amadou Ouattara, un porte-parole sans lien de parenté avec le chef de l’Etat. « Quand Alassane Ouattara a été élu [puis réélu en 2015], on avait promis de nous récompenser, insiste-il. Si nous étions armés, nous aurions déjà eu notre argent comme les militaires en début d’année. »
En janvier, Bouaké avait déjà été le point de départ de mutineries d’anciens rebelles intégrés à l’armée qui avaient bloqué plusieurs villes ivoiriennes. Sous pression, les autorités avaient accepté de verser des primes à ces 8 500 soldats, 5 millions de francs CFA chacun (7 600 euros). Une grosse enveloppe dans un pays où presque la moitié de la population vit encore sous le seuil de pauvreté.
D’autres versements leur étaient promis ces prochaines semaines. Mais lors d’une cérémonie soigneusement mise en scène jeudi, un représentant des mutins a assuré à Alassane Ouatarra qu’ils renonçaient à toute revendication financière et mettaient fin à leur mouvement. Devant la caméra de la télévision nationale, le chef d’Etat l’a remercié en affirmant « croire à la sincérité de leurs paroles ». Cette nuit, des tirs sporadiques ont toutefois été entendus dans une caserne de Bouaké.
« Clairement, pour les démobilisés, il y a eu un effet tâche d’huile », estime Arthur Banga, spécialiste des armées à l’université Félix Houphouët-Boigny d’Abidjan. Ils se sont dit que si eux l’ont fait, pourquoi pas eux aussi alors qu’ils ont combattu ensemble. » « Moi aussi je me suis sacrifié alors je veux pouvoir m’acheter une maison pour être à l’aise », clame Sylla Bazoumana, bandeau rouge de l’ex-rébellion accroché à sa veste. L’homme descend son pantalon pour montrer la prothèse qui remplace sa jambe droite, déchiquetée par un obus.
Pour les autorités, la situation des « démobilisés » est différente. « Ces gens ont déjà bénéficié d’un programme de réinsertion dans la vie civile et obtenu des aides financières, fait valoir un responsable au ministère de la défense. Si certains d’entre eux sont au chômage, nous pouvons essayer de les aider à trouver un emploi, mais pas question de verser des primes, même s’ils bloquent la route. »
« Ils bousillent l’image de la ville »
L’Etat ivoirien en a-t-il par ailleurs encore les moyens ? Une baisse de près de 10 % des dépenses d’investissement a été annoncée mercredi après le dernier conseil des ministres. Le pays souffre d’une chute du cours du cacao dont il est le premier producteur mondial. Le budget de l’Etat a également été grevé par les primes concédées aux mutins, et par des augmentations de salaires obtenues par les fonctionnaires, eux aussi en grève en début d’année.
Dans les rues de Bouaké, les paroles ne sont guère tendres à l’encontre des « démobilisés ». « Ce sont des analphabètes et des bandits qui ont dilapidé tout l’argent qu’ils ont reçu », dénonce un cadre à la préfecture, se faisant l’écho du ressenti d’une partie de la population. Dans son bureau de premier adjoint au maire, Zoumana Ouattara, chapeau vissé sur la tête, déplore les conséquences économiques. « Ils bousillent l’image de la ville, résume sans fard l’élu. Les mutineries des militaires en janvier nous avaient déjà fait mal : la mairie a dû être fermée, des commerces aussi, les hôtels ont eu de nombreuses annulations. »
Ville carrefour de Côte d’Ivoire, Bouaké peine toujours à se remettre de la crise. « La ville a du potentiel, les autorités locales et nationales font des efforts pour son développement économique, mais chaque mouvement d’humeur des ex-rebelles replonge la ville dans la psychose », estime Ousmane Zina, politologue à l’université Alassane Ouattara de Bouaké.
Assis à l’ombre d’un arbre, un combattant trentenaire démobilisé juge la faute partagée : « Quand je postule à un travail, les gens ne veulent pas de moi car je suis un ex-rebelle. On dit que je suis une bombe ambulante, que je ne suis pas fiable, la société nous rejette ce qui nous empêche de nous réintégrer. »
« Pour la population, les anciens rebelles ont deux visages : celui du héros et celui de l’individu dangereux », dépeint Ousmane Zina. Le cas des motos-taxis, qui se sont multipliés à Bouaké avec la crise, est révélateur selon le chercheur : « Nombre d’habitants ont longtemps refusé de les prendre car leurs conducteurs, souvent des rebelles, étaient assimilés à des criminels qui pouvaient s’en prendre à vous à n’importe quel moment. »
« Un lointain souvenir »
Le mouvement des « démobilisés » menace de bloquer complètement la ville si leurs revendications ne sont pas entendues. « On nous dit à chaque fois de rentrer chez nous et de patienter, mais nous n’obtenons jamais gain de cause », critique Ibrahim Doumbia, un autre porte-parole du groupe. « Nous aimons le président Ouattara mais depuis que nous l’avons mis au pouvoir, nous avons été mis dehors, le gouvernement ne doit pas nous abandonner », plaide-t-il.
Depuis la fin de la guerre civile, la Côte d’Ivoire vogue à un taux de croissance de plus de 9 % par an. « Comme de nombreux Ivoiriens, ces ex-rebelles ont le sentiment de ne pas avoir profité des fruits de ce dynamisme économique exceptionnel », constate Fahiraman Rodrigue Koné. Sociologue à l’université de Bouaké, il note que « les réseaux informels qui canalisaient auparavant ces frustrations sont moins efficaces, ce laisser-faire peut aussi cacher des intérêts politiques ».
Selon Ousmane Zina, les « démobilisés » mènent leur dernière bataille : « Ils tentent d’obtenir leur part du gâteau avant que l’armée soit totalement transformée et que leurs privilèges d’anciens rebelles ne soient plus qu’un lointain souvenir. »