Manifestation de soutien au gouverneur  Basuki Purnama, surnommé « Ahok », vendredi 12 mai, à Djakarta. Sur l’affiche est écrit : « Libérez Ahok ». | Tatan Syuflana / AP

Editorial du « Monde ». Les larmes coulant sur le visage du gouverneur adjoint de Djakarta, Djarot Saiful Hidayat, face à un millier d’administrés entonnant en chœur l’hymne national devant la mairie de la capitale indonésienne en disent plus long que toutes les protestations. Les manifestations de soutien au gouverneur, Basuki Purnama, connu de tous sous son surnom d’« Ahok », se sont multipliées à travers le pays depuis sa condamnation, le 9 mai, à deux ans d’emprisonnement pour blasphème, révélant au grand jour les vives tensions entre les tenants d’une société ouverte et multiconfessionnelle et les milieux conservateurs, islamo-nationalistes ou intégristes.

Ahok, 50 ans, est chrétien et d’ethnie chinoise. Gouverneur de Djakarta depuis 2014, il est le premier non-musulman et le premier issu de la minorité chinoise à avoir été élu à ce poste ; encore en fonctions pour six mois, il a été incarcéré dès l’annonce de sa condamnation, dont il a fait appel. Son crime est d’avoir cité, lors d’un meeting électoral en septembre 2016, une sourate du Coran qui recommande aux musulmans de ne pas prendre pour « amis les juifs et les chrétiens » ; il avait accusé ses adversaires politiques de manipuler ce verset pour appeler les électeurs à ne pas voter pour lui, sous prétexte qu’il n’est pas musulman.

Très populaire pour sa gestion de la capitale et son rôle dans la lutte contre la corruption, le gouverneur est également connu pour son franc-parler et un caractère assez versatile. L’affaire de la sourate, fortement exploitée par les très actifs milieux conservateurs islamistes, a provoqué de nombreuses manifestations de colère dans ce pays de 260 millions d’habitants et qui abrite la plus forte population musulmane du monde ; elle a valu au gouverneur d’être poursuivi pour blasphème dès décembre, puis de perdre l’élection pour un deuxième mandat en avril, malgré un beau score au premier tour, où il était arrivé en tête.

Sévérité choquante

La sévérité de la condamnation d’Ahok est d’autant plus choquante que le parquet avait conclu qu’il n’avait pas insulté l’islam et avait rejeté l’accusation de blasphème, se limitant à requérir une peine de mise à l’épreuve. Les juges, cependant, lui ont reproché de n’avoir manifesté aucun signe de culpabilité et d’avoir « blessé les musulmans ». Trois d’entre eux ont été promus le lendemain de la condamnation.

Cette condamnation du gouverneur, à laquelle des calculs politiques de ses adversaires ne sont pas étrangers, témoigne des menaces que fait peser sur le modèle tolérant et ouvert de l’islam indonésien la résurgence d’une conception conservatrice et fondamentaliste du religieux. Cette évolution, dont la caractéristique va de la simple bigoterie à l’islam radical, inquiète les milieux intellectuels, les partisans de la laïcité et les minorités. Plusieurs organisations de défense des droits de l’homme, dont Amnesty International, ont protesté contre le verdict, de même que l’ambassadeur du Royaume-Uni, qui est musulman, et le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme.

Cette affaire était un test pour l’Indonésie laïque telle que l’ont voulue les pères de l’indépendance, dans leur affirmation des principes de l’égalité des religions. La justice indonésienne n’est pas réputée pour son indépendance. Ce verdict particulièrement lourd à l’égard d’un élu, démocrate, membre d’une minorité ethnique et religieuse, allié du président Joko Widodo, qui est lui-même un modéré, n’est pas seulement dangereux : il la déshonore.