Dans la grande salle d’audience du palais de justice de Paris, une myriade d’hommes aux cheveux grisonnants écoute attentivement leur avocate dérouler leur histoire, « celle de quarante ans de discrimination », résume Clélie de Lesquen-Jonas. Durant deux jours, lundi 15 et mardi 16 mai, la cour d’appel de Paris a examiné le cas de quelque 800 cheminots marocains ou d’origine marocaine qui accusent la SNCF de discrimination tout au long de leur carrière.

Recrutés dans les années 1970 comme contractuels, les chibanis (« cheveux blancs » en arabe), désormais à la retraite ou en passe de l’être, n’ont pour la plupart pas bénéficié du statut plus avantageux des cheminots, réservé aux ressortissants européens, âgés de moins de 30 ans à l’embauche. Egalement surnommés les « indigènes du rail » ou « les déclassés de la SNCF », ces hommes disent avoir été spoliés par rapport à leurs collègues français et demandent réparation.

Clause de nationalité

A l’instar de nombreuses entreprises publiques pendant les Trente Glorieuses, la SNCF, qui recherche une force de travail bon marché et disciplinée, envoie des recruteurs au Maroc. Près de 2 000 Marocains sont alors embauchés, après avoir passé des tests physiques et de langue française. La SNCF leur signe alors un contrat à durée indéterminée de droit privé « pour travailleur étranger », qui les empêche de prétendre à un statut de « cadre permanent ». Autre conséquence de cette « clause de nationalité » : ils ne cotisent pas aux mêmes caisses de santé et de prévoyance et ne partent pas à la retraite au même âge, ni avec le même taux de pension.

Leur contrat prévoit par ailleurs que « le travailleur étranger doit recevoir à travail égal une rémunération égale à celle de l’ouvrier français de même catégorie ». Sur le papier, le travail effectué sur les voies est donc le même, mais selon plusieurs salariés venus témoigner à la barre, la réalité était tout autre. « Quand on est arrivé en France, on était célibataire donc on acceptait de travailler douze heures par jour, le dimanche, à Noël, les jours fériés », résume un salarié, pour qui « la paye était maigre ».

Autre point soulevé : l’impossibilité pour les salariés marocains d’évoluer durant leur carrière, restant cantonné « à des postes d’exécution ». « J’ai fait des demandes pour monter en grade, ça m’a été refusé parce que je suis marocain », estime l’un d’eux, qui « a accroché des wagons jusqu’au dernier jour » de sa carrière, et qui souligne avoir « formé des agents qui sont devenus mes chefs ». Sur ce point, la défense met en avant « une barrière de la langue » et « des échecs aux examens », assurant que « certains ont eu accès à des postes à responsabilités ». Un argumentaire « cynique » selon l’avocate des chibanis, qui rappelle qu’ils ont tous reçu « la médaille d’or des chemins de fer ».

Une facture qui pourrait s’alourdir

Ces trente dernières années, la compagnie ferroviaire assure avoir pris des dispositions : élargir la grille d’évolution de carrière, proposer un départ anticipé à la retraite ou permettre aux salariés naturalisés d’accéder au statut de cheminot… en perdant leur ancienneté. « Des mesures de rattrapage » qui sonnent « un peu comme l’aveu d’un traitement plus avantageux pour les salariés français », considère l’avocat général.

Me de Lesquen-Jonas dénonce, elle, « un système de discrimination orchestrée historiquement ». Pour Slim Ben Achour, l’avocat du Défenseur des droits, ce dossier n’est « pas totalement étranger à notre histoire coloniale ».

En première instance, la SNCF avait été condamnée pour discrimination dans la quasi-totalité des dossiers. Le montant des dommages et intérêts, prononcés en septembre 2015 devant le conseil de prud’hommes de Paris, s’élevait à 170 millions d’euros. Cette fois, la facture pourrait s’alourdir pour le groupe public, l’avocate des plaignants réclame 628 millions d’euros, contre 330 millions d’euros en 2015. Un montant jugé « exorbitant et punitif » par la compagnie ferroviaire, qui a rappelé que cette somme représente « 700 000 euros par demandeur ».

Dans ses observations, le ministère public a considéré que « d’une manière générale, la discrimination pourra être retenue », demandant à la cour de prendre chaque décision « au regard des dossiers individuels » et « éléments probants fournis ». Une entreprise titanesque qui connaîtra son épilogue le 31 janvier 2018, date à laquelle la cour rendra son jugement. A la sortie du tribunal, Ahmed Katim, porte-parole de l’association rassemblant les plaignants, par qui toute l’affaire a commencé au début des années 2000, résume : « Je n’attends pas de l’argent. Je fais ça pour l’honneur des Marocains. On demande juste du respect et de la dignité. »