1976, quand l’extrême droite faisait son anti-Cannes
1976, quand l’extrême droite faisait son anti-Cannes
M le magazine du Monde
Cette année-là, un autre festival se tient à Paris : la Semaine du cinéma de droite est organisée par le Parti des forces nouvelles et le critique Jacques Deslandes, qui a obtenu la caution de l’actrice Arletty.
Parmi la sélection éclectique de la Semaine du cinéma de droite, organisée en avril 1976 à Paris, le film « Vive la France », de Michel Audiard. | RUE DES ARCHIVES/RDA
Ils imaginaient déjà le festival de Cannes ouvert par le ministre de la culture de Marine Le Pen et Nicolas Dupont-Aignan, ou le comédien frontiste Franck de Lapersonne paradant sur la Croisette : les professionnels du cinéma n’ont pas été les moins soulagés par le résultat de la présidentielle. Mais à quoi aurait bien pu ressembler le cinéma sous la présidence lepéniste ?
Il est moins facile de lister les films appréciés par l’extrême droite que ceux qu’elle condamne – à commencer par ceux qui lui sont consacrés : les protestations du FN contre le film de Lucas Belvaux Chez nous l’ont rappelé au début de l’année. Dans le milieu du cinéma, seules quelques vieilles gloires ont affiché leur sympathie pour le parti (Alain Delon a participé aux fêtes organisées à Montretout) ou se sont encartées (Claude Autant-Lara, alors quasi-nonagénaire, fut élu député européen sur la liste FN en 1989).
Une figure de l’extrême droite, Alain Soral, a bien réalisé un long-métrage en 2001, mais sa Confession d’un dragueur n’avait rien de politique : il ne s’était pas encore renconverti dans la dénonciation de supposés complots sionistes. A croire que le cinéma et l’extrême droite ne sont pas compatibles.
Pourtant, certains ont tenté de prouver le contraire. En avril 1976, un mois avant que Taxi Driver n’obtienne la Palme d’or à Cannes, un autre festival est organisé à Paris, dans la salle de projection du Sofitel de la porte de Sèvres : la Semaine du cinéma de droite. Ou plutôt, d’extrême droite. Son discret organisateur est le jeune Parti des forces nouvelles (PFN), réunissant les anciens d’Ordre nouveau, mouvement interdit quelques années plus tôt, et les premiers dissidents du jeune Front national, dont Jean-Marie Le Pen a pris le contrôle. Quelques cadres du PFN feront une belle carrière, comme la communicante Anne Méaux, proche de François Fillon.
La « gueule d’atmosphère » en étendard
Dans la bataille idéologique, le petit parti ne néglige pas la culture. Son organe officiel, Initiative nationale, a même sa rubrique cinéma, confiée au critique Jacques Deslandes (aujourd’hui décédé). C’est lui qui se charge de monter cet anti-Festival de Cannes, et qui obtient la caution d’une légende du cinéma français : Arletty. La fameuse « gueule d’atmosphère » d’Hôtel du Nord a alors 80 ans. A gauche, sa réputation est depuis longtemps ternie par la révélation de ses amours avec un officier nazi sous l’Occupation ou par son amitié avec Céline. Les festivaliers de droite y voient des raisons supplémentaires de la célébrer.
La sélection est éclectique, mais pas innocente. On illustre « la remise en question de l’idéologie américaine » avec L’Inspecteur Harry, on célèbre le patriotisme avec Mermoz, un biopic sur l’aviateur tourné sous Vichy, ou l’humour gaulois avec Les Chinois à Paris, de Jean Yanne. On n’oublie pas les évidences, avec Le Feu follet, de Louis Malle (sans doute projeté ici à l’insu du réalisateur) : une adaptation du roman de Pierre Drieu La Rochelle, l’écrivain collaborationniste, dans lequel joue le dandy de droite Maurice Ronet. La journée d’ouverture aurait attiré 300 personnes et « nous eûmes même l’heureuse surprise d’un article bienveillant du Monde », se félicite à l’époque Initiative nationale.
Un an plus tôt, le PFN avait déjà organisé une séance de ciné-club pour un film selon lui censuré par l’« establishment » : Vive la France, de Michel Audiard. Le dialoguiste des Tontons flingueurs y revisite l’Histoire de France, tranchant avec la lecture gaulliste et héroïque de la seconde guerre mondiale. Le PFN présente Michel Audiard comme un de ses sympathisants, même si l’intéressé s’est fait excuser pour cette projection. Sous l’Occupation, Audiard a publié dans la presse collaborationniste et antisémite. « Il a toujours réussi à le faire oublier... sauf dans le milieu où ça se savait », s’amuse Philippe d’Hugues, la mémoire de la cinéphilie de droite et d’extrême droite, ancien critique de l’hebdomadaire pro-Algérie française La Nation française et animateur historique de l’émission cinéma de Radio Courtoisie.
L’octogénaire fouille dans ses souvenirs — et dans ses placards. Il en sort une lettre à en-tête des Cahiers du cinéma expédiée en 1956 depuis un hôtel cannois, en plein festival, par un jeune critique à un de ses aînés. L’auteur ? François Truffaut. Le destinataire ? Lucien Rebatet, condamné à la Libération pour ses écrits antisémites et collaborationnistes, et finalement gracié. Le futur réalisateur lui raconte son festival et tente de le convaincre de l’intérêt de La Fureur de vivre, de Nicholas Ray, le film du moment.
Philippe d’Hugues voit en certaines figures de la Nouvelle Vague de vrais « réactionnaires ». Eric Rohmer ? « L’Arbre, le Maire et la Médiathèque est la quintessence de la satire de la démocratie d’aujourd’hui, L’Anglaise et le Duc est un film contre- révolutionnaire… » Jean-Luc Godard ? Dans les dialogues d’Eloge de l’amour, sorti en 2001, Philippe d’Hugues a reconnu un poème de Robert Brasillach, rédacteur en chef de Je suis partout sous l’Occupation, condamné et exécuté à la Libération. Et les jeunes cinéastes, alors ? « Dans l’époque récente, il devient de plus en plus difficile de se déclarer de droite, surtout dans le milieu du cinéma », se désole Philippe d’Hugues.
Cela explique peut-être les goûts cinématographiques affichés par Marine Le Pen. En 2012, interrogée par le site Allociné, la candidate citait parmi ses films préférés Braveheart, de Mel Gibson, « qui magnifie le patriotisme, le courage, le sens de l’honneur et du sacrifice, porté par un homme du peuple attaché à sa liberté face aux trahisons et aux compromissions des élites corrompues et perverties par la soif de pouvoir ». Dans une interview donnée peu avant la présidentielle au Journal du dimanche, elle avançait cette fois l’inoffensif Rencontre avec Joe Black, un mélodrame américain avec Anthony Hopkins et Brad Pitt. Comme s’il fallait dédiaboliser jusqu’à ses goûts cinématographiques.