La plage de La Baule sera géré par Veolia pour les douze prochaines années. | FRED TANNEAU / AFP

L’heure n’est pas encore à la cohue des premières chaleurs. Sur l’immense grève, ils ne sont qu’une poignée de marcheurs à arpenter l’une des plus grandes plages d’Europe, sous un ciel menaçant qui rend l’océan vert-de-gris. Sur le remblai bétonné, pourtant, un passant pressé prévient d’une « révolution qui gronde », et devant le restaurant de plage l’Ipanema, une cliente volubile promet déjà de « creuser des tranchées ».

Mais d’où vient ce parfum d’insurrection qui flotte dans la coquette station balnéaire de La Baule, dans la Loire-Atlantique ? On a touché à ses 5,4 kilomètres de sable fin. Dans cette municipalité de 16 000 habitants, vantée par les brochures comme étant « la plus belle baie d’Europe », il n’en fallait pas plus pour provoquer une levée de boucliers.

Un décret à retardement

En décembre 2016, l’Etat, propriétaire du domaine maritime, a signé un contrat avec Veolia confiant au groupe la gestion de la plage pour une durée de douze ans. En échange d’une redevance d’un montant initial de 150 000 euros, prévue pour augmenter jusqu’à 177 000 euros, le groupe spécialisé dans les services aux collectivités a ainsi obtenu la responsabilité des installations publiques de la plage, mais aussi l’exploitation des trente-cinq établissements sis sur le rivage. Une décision qui a provoqué la colère de ces commerçants, qui ont tôt fait de dénoncer une « privatisation » de l’une des plus célèbres plages de la façade atlantique.

Ce bouleversement n’est pourtant pas arrivé avec la dernière marée. Il couve depuis le 26 mai 2006, date de promulgation du décret plage. A l’origine de ce texte, la volonté des pouvoirs publics de « protéger le littoral » en encadrant plus strictement la physionomie des plages, et de ses commerces attenants. Eviter de voir se reproduire à l’infini ces plages de la Côte d’Azur où plus de quarante restaurants se partagent moins de deux kilomètres de plage, scindés en autant de zones privées délimitées par des barrières et calicots de couleurs.

L’Etat définit ainsi plusieurs règles : le taux d’occupation maximal passe de 30 % à 20 % pour les plages naturelles, et de 75 % à 50 % pour les plages artificielles. En outre, tous les commerces de plage doivent devenir démontables, pour disparaître en fin de saison. Un nouveau paramètre qui exige la destruction de toutes les structures en dur déjà existantes. Le décret signe ainsi la fin de l’activité hivernale, pourtant très pratiquée sur la plage de La Baule, et annonce un surcoût de taille pour tous les professionnels.

Tempêtes Christian, Godehard, et Petra

Opposée à l’application de ce texte relatif à sa plage, la mairie de La Baule, qui en avait jusqu’à cette date la concession, décide, au début de 2007, de ne pas reprendre à sa charge le littoral, et de laisser à l’Etat la gestion de ce patrimoine naturel. « Je ne voulais pas faire partir des gens qui animent cette plage depuis plusieurs années », explique le maire (LR), Yves Métaireau, à Kernews. Les bars, restaurants et clubs sportifs, qui réalisent 8,5 millions d’euros de chiffres d’affaires, emploient une cinquantaine de personnes à l’année et cinq cents saisonniers.

Pendant sept ans, un statu quo s’impose : l’Etat, pas pressé d’entrer en guerre avec les professionnels du secteur touristique, renonce à imposer son décret et continue de percevoir les loyers des commerçants, devenus des occupants sans titre (OST). De son côté, la municipalité choisit d’assurer l’entretien de la plage, si liée à sa renommée.

Mais un grain de sable perturbe cet accord tacite. L’hiver 2014 est violent sur la façade atlantique, et les tempêtes Christian, Godehard, et Petra n’épargnent pas La Baule. Après leur passage, la mairie décide de réclamer l’arrêté de catastrophe naturelle. La préfecture accepte l’indemnisation, mais elle réclame en échange l’application du décret plage, à quelques mois d’une COP21 cruciale pour la France.

Serait-ce la fin de l’Arlésienne ? Pas pour la mairie, qui juge toujours le décret trop lourd à appliquer administrativement, compte tenu notamment de la taille de la plage. Elle renonce à nouveau à prendre la gestion de sa plage, contrairement à la commune voisine, Pornichet, qui partage pourtant la même baie. Cette dernière préfère garder la gestion de sa plage et appliquer le décret elle-même plutôt que prendre le risque de voir la gestion confiée à une entreprise privée.

« Une seule source de financement : les exploitants »

Dès lors, l’Etat, responsable de son littoral, procède à un appel d’offres dans le cadre d’une délégation provisoire de service public. La multinationale Veolia sera la seule à présenter un projet, signé à la fin de 2016, et lance un appel à candidatures pour les concessions, à rendre le 20 juin.

Mais c’est sans compter la mobilisation des commerçants de la plage. « Tous les frais sont à la charge de l’entreprise : le nettoyage, les investissements dans les bâtiments, les accès à la plage, etc. Et de l’autre côté du tuyau, il n’y a qu’une seule source de financement : les exploitants. Donc 20 % de la surface, mais 100 % à nettoyer », résume Loïc Durand-Raucher, président de l’association de commerçants La plage, cœur de La Baule, en première ligne de la contestation. Selon l’association, « le projet revient à doubler les charges, en les passant de 400 000 euros par an actuellement à 805 000 euros à partir de la quatrième année ».

Un surcoût d’autant moins justifié, pour M. Durand-Raucher, qu’il est en partie dû à la « gourmandise de l’Etat ». A titre de comparaison, la ville voisine de Pornichet, qui a conservé le contrôle de ses trois plages, verse 33 330 euros par an de redevance. « Dans le cas de La Baule, parce qu’il est possible de se goinfrer sur le privé, la redevance reviendrait à plus de 150 000 euros », rappelle le président de l’association, qui s’insurge : « L’objectif d’une entreprise comme Veolia c’est de faire du pognon, pas de veiller à garder l’esprit de station familiale qu’on a ici. »

« Perte d’identité »

De fait, l’appel à candidatures lancé par Veolia promet des changements dans le paysage baulois. Les établissements, bien plus vastes, pourront s’étendre sur quarante mètres jusqu’à l’océan, en soulignant leur espace par des « délimitations légères », de type cordons ou barrières. Une charte architecturale est également imposée aux bâtiments, dans un nuancier de bleu et une forme cubique.

En outre, une large partie des 750 tentes à rayures bleues et blanches, immortalisées dans le Lola de Jacques Demy, en 1961, devront être démontées. « Les structures iront quasiment jusqu’à l’eau, doublant les espaces de plage privatifs », souligne le restaurateur Nicolas Appert, qui dénonce une « perte d’identité », avec des « bâtiments uniformisés ». « On devient des franchisés Veolia », conclut-il.

De son côté, Veolia s’insurge contre ces critiques et promet de « rendre cette plage plus sûre, plus attractive, plus moderne et plus respectueuse de l’environnement, en investissant 650 000 euros pour tout remettre aux normes ».

La mairie se réengage

Mais devant le tollé provoqué par ces changements annoncés, la municipalité, qui réfute pourtant le terme de « privatisation », a décidé de modifier sa stratégie, mercredi 18 mai, en proposant la création d’une société d’économie mixte. Une solution accueillie favorablement par Veolia, qui s’est dit « prêt à entrer en discussion avec les services de l’Etat et les services de la mairie ».

Ce partenariat permettrait à la ville de « concourir aux dépenses de gestion, aux investissements et de limiter raisonnablement les hausses de redevance des exploitants, tout en recherchant l’équilibre économique et en réservant à Veolia une part d’activité dans laquelle elle souhaite s’investir », souligne, dans son communiqué, le maire.

« L’inquiétude des professionnels est compréhensible, elle s’ajoute à celle de la ville car personne n’a intérêt à fragiliser encore plus le tissu économique de la commune et donc celui de la plage, un des atouts majeurs de la notoriété touristique de La Baule. »

Pour Laurence Jégouzo, avocate de l’association des commerçants de La Baule, cette volte-face de la municipalité constitue « plutôt une bonne nouvelle, car c’est une reconnaissance qu’il y avait un problème majeur ». Mais les modalités exactes de ce partenariat restent encore floues, et les conséquences sur le paysage baulois, inconnues. Pour maintenir la pression, l’association de défense des commerçants a appelé à une manifestation, samedi 27 mai.