Editorial du « Monde ». C’est un tournant dans la politique commerciale de l’Union européenne (UE) et peut-être même dans l’histoire de la mondialisation. L’Europe libre-échangiste prend conscience des effets dévastateurs de ce même libre-échange dans certains secteurs. Elle entend y remédier, autant que faire se peut. Elle prend ainsi en compte les réticences des peuples. Plus encore, elle reconnaît leur volonté d’avoir leur mot à dire, en clair un droit de veto, sur la conclusion de tout nouvel accord commercial entre l’UE et un pays tiers.

L’UE ne cède pas au protectionnisme à la façon d’un Donald Trump. Elle reste fondamentalement attachée au « doux commerce » entre les nations, cher à Montesquieu, facteur de paix et d’enrichissement. Mais elle ne peut ignorer – mieux vaut tard que jamais, diront certains – les trous noirs de la mondialisation : développement des inégalités, concurrence déloyale ou peu maîtrisée, secteurs économiques laminés.

Entre États ou blocs commerciaux, il s’agit moins, aujourd’hui, de baisser des tarifs douaniers que de conclure des accords bien plus ambitieux.

Comme il se doit avec l’UE, l’affaire a pris la forme, mardi 9 mai, la plus « techno » qui soit : un avis de la Cour européenne de justice – auquel la Commission a immédiatement dit qu’elle se rangeait. Le commerce est le seul domaine dans lequel les Etats membres ont cédé à la Commission une pleine et entière délégation de souveraineté. Mais la Cour, suivie par la Commission, observe le tour nouveau pris par la mondialisation.

Entre Etats ou blocs commerciaux, il s’agit moins, aujourd’hui, de baisser des tarifs douaniers que de conclure des accords bien plus ambitieux. Ils portent aussi sur l’harmonisation de la protection intellectuelle, des normes techniques et sanitaires, du statut des investissements, enfin sur le règlement des différends entre entreprises et Etats. On entre là dans des domaines beaucoup plus « intrusifs », qui touchent au plus près à la vie politique, économique et sociale de chacun d’entre eux.

Un électorat volontiers eurosceptique

Statuant sur l’accord conclu entre l’UE et Singapour en 2013, la Cour prend acte de cette évolution. Elle en déduit que de tels accords ne peuvent pas « être conclus par l’UE seule ». Négociés par la Commission, ils devront, pour entrer en application, être validés non seulement par le Conseil (les gouvernants européens) et le Parlement de Strasbourg, mais aussi par les Parlements des Etats membres.

Il en ira ainsi au moins pour la partie de ces accords qui est la plus politiquement sensible : les investissements en portefeuille (en gros, les flux financiers entre Etats signataires) ; les mécanismes d’arbitrage des conflits entre entreprises et Etats. Le principe est simple : pas de nouvelle étape dans la globalisation sans le consentement express des peuples concernés.

Décidé par l’un des tout premiers blocs commerciaux du monde – l’UE –, ce n’est pas rien. Il faut y voir la prise de conscience des réserves exprimées par un électorat volontiers eurosceptique au sein de l’UE et qui, ici et là, a donné sa confiance, quelquefois à plus de 50 %, à des formations protestataires de droite ou de gauche.

L’avis de la Cour est conforme à l’infléchissement de la doctrine de la Commission sur la mondialisation. Mercredi 10 mai, celle-ci présentait un document de réflexion appelant l’UE à « maîtriser » davantage les effets pervers du libre-échange. La mondialisation est une réalité sur laquelle on ne reviendra pas et qui présente bien des effets bénéfiques. Mais, parce qu’elle a le poids d’un bloc puissant, l’UE peut en humaniser le cours. Mission conforme à ses valeurs.