La tuerie risque fort de briser l’espoir de paix, déjà très fragile, né le 2 mai de la rencontre à Abou Dhabi entre les deux principaux protagonistes de la crise libyenne, Faïez Sarraj, le chef du gouvernement d’« union nationale » soutenu par les Nations unies, et le maréchal Khalifa Haftar, chef en titre de l’Armée nationale libyenne (ANL).

Jeudi 18 mai, 141 soldats et civils d’un camp de l’ANL ont été tués dans des circonstances particulièrement brutales – des informations font état d’égorgements et d’exécutions sommaires- lors de l’attaque de leur base de Brak Al-Shati, située à 70 km au nord de Sabha, la principale ville de la région méridionale du Fezzan, par des forces liées au gouvernement d’« union nationale » de Sarraj. Le bilan présenté par un porte-parole de l’ANL est corroboré par des sources indépendantes.

Les forces assaillantes, connues sous le nom de Troisième Force, composée majoritairement d’hommes originaires de la ville de Misrata, ont lancé une attaque surprise contre les unités de l’ANL qui les harcelaient depuis des mois. Fin 2016, l’ANL avait repris à la Troisième Force cette base de Brak Al-Shati. Les combats avaient illustré le déplacement vers le Sud de l’affrontement entre les forces de Sarraj et Haftar qui s’était déjà produit à l’automne au cœur du Croissant pétrolier, l’arc de terminaux qui s’étire en bordure du Golf de Syrte.

« Crimes contre l’humanité »

Le massacre de Brak Al-Shati est sans précédent en Libye depuis 2012. Il a aussitôt été condamné par la Mission d’assistance des Nations unies pour la Libye dont le chef, Martin Kobler, s’est déclaré « indigné » par les informations rapportant des « exécutions sommaires ». Ces dernières, a précisé M. Kobler, constituent des « crimes contre l’humanité » passibles de poursuites par la Cour pénale internationale (CPI).

A Tripoli, l’embarras est profond au sein du Conseil présidentiel (structure dirigeante du gouvernement d’« union nationale ») dirigé par M. Sarraj en raison de ses liens avec la Troisième Force qui tentait ces derniers mois de contenir la poussée de l’ANL de Haftar dans le Sud. Le Conseil présidentiel a décidé, vendredi, de « suspendre » de ses fonctions le ministre de la défense Mahdi Al-Barghathi en attendant les conclusions d’une commission d’enquête.

Lié à des groupes irréductiblement anti-Haftar, notamment ceux qui combattent à Benghazi le chef de l’ANL, M. Barghathi était déjà l’inspirateur d’assauts contre les positions de Haftar dans le Croissant pétrolier, au risque de compromettre le dialogue politique préconisé par les Nations unies.

Ses divers coups de butoir laissaient penser que l’autorité de Sarraj s’exerçait faiblement sur lui. « Sarraj semble impuissant à contrôler son ministre de la défense », souligne un diplomate occidental en poste à Tunis. « Le massacre de Brak Al-Shati ressemble fort à du sabotage du processus politique souhaité par Sarraj », ajoute-t-il.

Une fracture depuis plus d’un an

Depuis plus d’un an, la Libye est fracturée entre un gouvernement d’« union nationale » basé à Tripoli et activement soutenu par les capitales occidentales et un pouvoir concurrent contrôlant la majeure partie de la Cyrénaïque (Libye orientale) sous l’égide du maréchal Haftar, appuyé par l’Egypte et les Emirats arabes unis.

La césure date en fait de l’été 2014 quand une coalition d’obédience islamiste (Aube de la Libye) s’était imposée par les armes en Tripolitaine (Ouest), contraignant à l’exil à Tobrouk (Est) un camp rival où s’aggloméraient des réseaux tribaux, des anti-islamistes et des ex-kadhafistes recyclés dans les institutions nées de la Révolution de 2011.

L’accord de Skhirat (Maroc), signé en décembre 2015, avait redistribué le jeu en Tripolitaine en substituant au bloc politico-militaire Aube de la Libye, non reconnu par la communauté internationale, le gouvernement d’« union nationale » de Sarraj, adoubé par les Nations unies et les pays occidentaux.

Mais la Cyrénaïque, siège des principales réserves d’hydrocarbures, était restée entre les mains du maréchal Haftar, hostile à l’accord de Skhirat et au gouvernement de Sarraj qu’il dénonçait comme inféodé à des « milices extrémistes ».

Le 2 mai, les deux hommes s’étaient rencontrés à Abou Dhabi pour la première fois depuis seize mois, un « coup » diplomatique des Emirats arabes unis avec le soutien actif des Egyptiens. Les Occidentaux y ont vu le signe encourageant d’une amorce de règlement politique.

Emiratis et Egyptiens cherchent une solution

Il est toutefois vite apparu que les deux dirigeants, au-delà d’un appel formel à un cessez-le-feu dans le Sud, s’opposaient toujours sur le fond. Pour preuve, ils n’ont pas été capables de publier un communiqué commun, chacun diffusant le sien propre.

Haftar a insisté sur la « poursuite de la guerre contre le terrorisme », manière de le conforter dans ses fonctions d’un chef de l’ANL qui se crédite de succès dans l’éviction de Benghazi de nombre de groupes djihadistes. De son côté, Sarraj mettait l’accent sur la nécessité d’achever le « transfert pacifique du pouvoir », une référence à l’accord de Skhirat lui confiant le pouvoir à la tête du Conseil présidentiel.

Emiratis et Egyptiens semblent travailler à une solution confirmant Haftar à la tête de l’armée à condition que ce dernier accepte de se placer sous l’autorité d’un pouvoir civil, en l’occurrence le Conseil présidentiel. Mais, comme ils souhaitent restructurer ce conseil afin de le placer sous l’influence du camp pro-Haftar, la formule paraît difficilement acceptable aux yeux des groupes en Tripolitaine les plus hostiles au maréchal.

Parmi ces derniers figurent les milices originaires de Misrata qui, fortes de leur « martyre » lors de l’insurrection anti-Kadhafi en 2011, se déclarent résolues à combattre la figure militariste de Haftar derrière lequel ils voient un retour des réseaux kadhafistes. Or Sarraj est contraint de composer avec ces groupes de Misrata qui constituent l’essentiel de sa force militaire. La rencontre d’Abou Dhabi n’a pas permis de surmonter cette contradiction. Le massacre de Brak Al-Shati risque forte de l’exacerber.