Sur la porte en bois, il reste encore les traces de cette soirée de vendredi, lorsque la police est venue arrêter leur fils. « Regardez ce qu’ils ont fait », souligne la femme âgée en djellaba et foulard avant d’entrer dans cette petite maison du quartier de Dyour Almalik, à Al-Hoceima. Elle est la mère de Nasser Zefzafi, leader du Hirak, le mouvement de contestation qui secoue la région du Rif, dans le nord du Maroc, depuis sept mois.

Dans le salon encombré d’un canapé et d’une table à manger recouverte d’une toile cirée, le père, Ahmed Zefzafi, 70 ans, est également là. « Nous n’aurons pas de nouvelles de lui jusqu’à la fin de sa garde à vue, explique-t-il devant son téléphone. On nous dit qu’il est dans un poste de police à Casa. » Le 26 mai, Nasser Zefzafi, 39 ans, a interrompu le prêche de l’imam à la mosquée parce que celui-ci accusait les manifestations d’apporter la fitna (« division », « désordre »). Dans un pays où le roi est le commandeur des croyants, une telle irruption dans la sphère religieuse fut une grave erreur.

Après deux jours de cavale, le militant a été arrêté. Des dizaines d’autres personnes – 40 selon les autorités, environ 70 selon les associations – ont été interpellées, dont une partie a été transférée à Casablanca, poursuivie pour « menaces à la sécurité intérieure de l’Etat ». Nasser Zefzafi se trouve depuis le 3 juin à la prison d’Oukacha, à Casablanca. Le 5 juin, deux membres de premier plan du Hirak ont également été arrêtés : Nabil Ahamjik, considéré comme le numéro deux du mouvement, et Silya Ziani, l’une des nouvelles figures des manifestations. Mais loin de calmer la contestation, ces arrestations n’ont fait que l’attiser. Plusieurs milliers de personnes se rassemblent chaque soir à Al-Hoceima et dans plusieurs communes alentour, dans un mouvement que les autorités, oscillant entre déclarations d’intention et répression, ne parviennent pas à endiguer depuis plus de six mois.

« Pour la justice et contre l’arbitraire »

Journaliste local, fondateur du site Riftoday.com, Amin Khattabi, la trentaine, a suivi ce mouvement depuis le début. Depuis ce 28 novembre 2016, lorsque Mouhcine Fikri, un jeune de la ville, a été tué, écrasé dans une benne à ordures alors qu’il tentait d’empêcher la destruction de sa marchandise : 500 kg d’espadons saisis par la police. Le poisson avait été pêché illégalement, mais dans cette région frappée par le chômage, le secteur informel représente une part importante de l’économie. « C’est ce soir-là que Nasser Zefzafi est sorti pour la première fois, explique Amin, dans un café d’Al-Hoceima. Il a dit que cette mort, c’était le résultat de la politique de l’Etat dans le Rif. »

Le lendemain soir, les manifestants, des habitants de la ville, sont à nouveau dehors pour réclamer « justice pour Mouhcine ! » : le hirak chaabi (« mouvement social ») était né, explique Amin. Les funérailles du marchand de poissons donnent lieu à une marche de dizaines de milliers de personnes entre Al-Hoceima et sa ville d’origine, Imzouren, à une quinzaine de kilomètres. Au bout de deux semaines de rassemblements, « pour la justice et contre l’arbitraire », le Hirak commence à s’organiser : des réunions se tiennent, des comités d’organisation, financier et logistique, se mettent en place. Il leur faudra deux mois pour rédiger une liste de 21 revendications, allant d’une antenne universitaire à un nouvel hôpital dans cette région enclavée qui souffre d’un manque d’activité économique.

La réponse des autorités reste minimale. « C’est le 5 janvier que d’importants renforts policiers sont arrivés. Quand les manifestants ont voulu installer un campement sur la place centrale d’Al-Hoceima », raconte Amin. Lui-même est arrêté car il filme en direct sur Facebook. Il reste trois heures au commissariat. Un moindre mal dont le jeune homme parle encore la gorge serrée : « Des policiers qui viennent d’autres régions te frappent et t’insultent. C’est ça “la hogra” [injustice]. » Après le 5 janvier, face à la pression policière, les manifestations prennent la forme de « chan tan », rassemblements éclairs convoqués en dix minutes sur les réseaux sociaux. Ils ont lieu une fois par semaine ou toutes les deux semaines. Jusqu’à ce vendredi 26 mai, et le début de la répression du mouvement.

Des cris, des sirènes, des coups

Dans le centre-ville d’Al-Hoceima, le déploiement des forces de sécurité est impressionnant, et même choquant pour de nombreux habitants. Des milliers d’hommes ont été envoyés dans cette tranquille ville côtière : forces antiémeutes munies de boucliers et casques, forces auxiliaires – reconnaissables à leur uniforme kaki –, policiers en civil. Le même manège se répète quotidiennement en ce mois de ramadan : après la journée, pendant laquelle la ville tourne au ralenti, le ftour (« rupture du jeûne ») et la prière, chacun se met en place : les manifestants sur une placette, en hauteur du quartier de Sidi Abed, les policiers en contrebas pour empêcher l’accès au centre-ville.

Ce mardi soir, il est encore tôt – 21 h 30 –, la place ne compte qu’une trentaine de militants en pleine discussion et des enfants surexcités, lorsqu’un groupe de policiers fait irruption, en courant, matraque à la main. L’intervention ne durera qu’une dizaine de minutes avec des cris, des sirènes, des coups contre les portes, avant que ces hommes ne redescendent sous les sifflets d’habitants massés sur les trottoirs dont ils filment le visage en guise d’avertissement. Une heure plus tard, des milliers de personnes sont rassemblées au même endroit pour réclamer la « libération des prisonniers » ainsi que des réponses à leurs revendications. « Ils peuvent nous mettre en prison, ça ne nous fait pas peur, souligne Nawal Ben Aissa, une mère de famille de 36 ans devenue l’un des visages du Hirak. Car nous défendons des droits universels à l’éducation, à la santé, et notre mouvement est pacifique. »

Des drapeaux amazigh (berbères) ou de l’éphémère République du Rif (1921-1927) sont brandis dans les rassemblements. Certains accusent le mouvement de visées séparatistes. « C’est faux, répond Fayssal Anouar, de l’Association marocaine des droits de l’homme (AMDH). Mais cette zone a une spécificité politique, historique. C’est notre identité, notre patrimoine. Et on ne trouvera pas de solution si ce n’est pas pris en considération. »

En 1921, le Rifain Abdelkrim Al-Khattabi était parvenu, avec ses hommes, à battre le colonisateur espagnol et à instaurer la République du Rif : la région avait alors sa monnaie et son drapeau. En 1958, un mouvement de contestation contre la marginalisation de la région est maté dans le sang par des milliers de soldats conduits par le futur Hassan II, alors prince héritier. Le même scénario se reproduit en 1984.

L’arrivée sur le trône de Mohammed VI, en 1999, va mettre un terme à la marginalisation de la région, mais les épisodes de tensions perdurent. « L’approche sécuritaire de ces derniers jours a mis à nouveau une grande distance entre l’Etat central et le Rif », estime le journaliste Amin Khattabi.

« Accumulation historique »

En 2011, le mouvement du 20-Février – né au moment des « printemps arabes » – est aussi présent à Al-Hoceima, où plusieurs bâtiments sont incendiés : cinq jeunes sont retrouvés brûlés dans les décombres d’une banque, mais le dossier est classé par la justice. En 2012, un mouvement social à Beni Bouayach se termine par des émeutes et de lourdes condamnations. « Une accumulation historique qui a donné ça : une colère et l’absence de confiance, mais aussi une forte solidarité entre les gens, souligne le journaliste Amin Khattabi. L’approche sécuritaire de ces derniers jours a mis à nouveau une grande distance entre l’Etat central et le Rif. »

Dans son bureau, à quelques minutes du centre-ville d’Al-Hoceima, le wali (« gouverneur ») de la région, Mohammed Yacoubi, homme élégant, donne peu de crédit au mouvement qu’il dit ne pas comprendre. « Il y a une ville réelle et une ville virtuelle sur les réseaux sociaux », tient-il à déclarer en préambule. Il rappelle les 25 milliards de dirhams (2,28 milliards d’euros) d’investissements décidés après le tremblement de terre qui a touché la zone en 2004.

Soir du 31 mai 2017 : cela fait presque sept mois que la ville d’Al-Hoceima organise des manifestations pacifiques pour que l’Etat investisse dans cette région qui s’estime enclavée économiquement. | FADEL SENNA/AFP

Mais, surtout, le lancement en 2015 du plan « Al-Hoceima, ville phare de la Méditerranée » par le roi Mohammed VI en personne, soit 650 millions d’euros. « Un effort colossal a été fait », martèle-t-il. Pour lui, le Hirak est le fait d’une minorité. Les accusations de séparatisme et de manipulation étrangère lui paraissent-elles fondées ? « La justice va permettre d’éclaircir certaines zones d’ombre », affirme le wali.

Après l’arrestation de son noyau dur, le mouvement tente de se réorganiser : un service de sécurité pour contenir les manifestants, un espace réservé à la presse, des couloirs pour les femmes et les enfants. Ils savent que s’ils ne parviennent pas à maintenir le caractère pacifique du mouvement, celui-ci sera fini dans un pays où l’angoisse du désordre prime sur tout le reste.

« Les autorités ne les ont pas pris au sérieux au début »

« Personne ne s’attendait à ce que le mouvement dure aussi longtemps », reconnaît Zohra Koubia, membre de l’AMDH. Cette femme discrète a milité dans les années 1980-1990 lorsque le Maroc vivait sous la férule de Hassan II. « A notre époque, nous nous battions ensemble : les étudiants, les syndicats et la gauche », raconte-t-elle. Cette fois, le Hirak n’est lié à aucun parti ni association. C’est une tendance mondiale. Il n’y a plus de confiance dans ces organisations. En plus, au Maroc, le pouvoir a tout fait pour les affaiblir. Enfin, depuis 2011, les gens n’ont plus peur : le mouvement du 20-Février leur a donné la parole. »

Elle ne comprend pas le manque de réponses des autorités : « Si vous comparez avec le mouvement du 20-Février [qui demandait par exemple une monarchie parlementaire], leurs revendications sont minimes. Les autorités ne les ont pas pris au sérieux au début et maintenant, c’est très compliqué. »

Dans les rassemblements se mêlent militants et habitants solidaires. Karim, 28 ans, explique avoir quitté son travail – de la saisie de données alors qu’il a un master en biotechnologie – pour se consacrer entièrement au mouvement. Un peu plus loin, un homme, qui travaille dans le domaine touristique, dit avoir suivi « le Hirak de loin », mais il le comprend. Il a un diplôme dans le tourisme mais, faute d’y avoir trouvé un emploi, il a dû partir près de dix ans travailler dans d’autres villes. « La vie est dure ici, lâche-t-il dans un sourire. Je suis là ce soir, car je me sens citoyen de cette ville. »