« La Fissure » présente sur un mode narratif original ce qui aurait dû être, au départ, un reportage classique. | Gallimard 2017

Les magazines fleur bleue pour lectrices de salons de coiffure n’ont pas le monopole du roman-photo. Des auteurs comme Gébé, Gotlib ou Jean Teulé (avant qu’il ne devienne un romancier à succès) s’y sont essayés en leur temps, dans des genres très différents. Serait-il promis à un avenir radieux alors que le 9e art n’en finit pas de s’aventurer sur le terrain de la non-fiction, et du reportage en particulier ? Oui, répondront sans hésiter les lecteurs de La Fissure, un livre choc signé par deux Espagnols, Carlos Spottorno, photographe indépendant, et Guillermo Abril, journaliste à El País Semanal.

C’est pour le compte du magazine de fin de semaine du quotidien espagnol qu’ils ont réalisé, à partir de 2013, ce qui n’aurait dû être, au départ, qu’un reportage classique : un voyage aux frontières de l’Europe, là où les murs se dressent. De Melilla à Lampedusa, des confins des Balkans au pont d’une frégate militaire spécialisée dans les opérations de sauvetage en Méditerranée, les deux Rouletabille ont rapporté un sujet ambitieux. Un extrait de leur enquête – une vidéo destinée au site Internet du journal, montrant l’arraisonnement d’une barque de 30 mètres de long sur laquelle avaient embarqué 218 personnes – a été primé au World Press Photo en 2015.

Spottorno et Abril n’ont pas voulu en rester là. Comprenant que la question des migrants concernait toute l’Europe, ils ont sollicité une bourse auprès de la fondation de la banque espagnole BBVA afin d’élargir leur sujet, sous la forme d’un livre. Est née l’idée d’en tirer un récit combinant la photo et le langage de la bande dessinée. « Un livre de photos traditionnel n’aurait pas permis de rendre compte de la complexité de l’histoire que nous voulions raconter. Pour en avoir publié six auparavant, je suis bien placé pour savoir que ce genre d’ouvrages ne se vend pas. Il fallait trouver un mode de narration différent », explique Carlos Spottorno, grand fan à ses heures de BD tirées du réel, tels Maus d’Art Spiegelman, Persepolis de Marjane Satrapi ou Le Photographe d’Emmanuel Guibert et Didier Lefèvre.

Une bande dessinée sans bulles

Repartis pour de nouveaux allers et retours à travers le continent – Hongrie, Croatie, Lettonie, Pologne, Russie, Finlande… – le journaliste et le photographe vont alors être confrontés à un vertigineux travail de tri à leur retour. Abril noircira en effet quinze carnets de notes, et Spottorno prendra 25 000 clichés. « Concernant les photos, il n’était pas pensable de retenir les plus belles comme nous l’aurions fait pour un article de journal. Nous avons donc privilégié celles qui pourraient s’inscrire dans une narration », poursuit le photographe. Les textes ont pris la forme de courts récitatifs, enfermés dans des encadrés. Point de bulles sortant de la bouche des personnages : « Pour cela, il faudrait que les paroles reproduites correspondent aux moments où les photos sont prises. C’est impossible. »

La grande originalité de La Fissure tient au traitement des images, passées et repassées à travers des filtres de couleurs pour en atténuer leur âpreté, tout en donnant une unité graphique au récit. Récit qui ne perd rien, au passage, de sa force dramatique, incarnée par le désespoir d’hommes et de femmes prêts à tout pour mener une vie meilleure sous d’autres cieux.

« La Fissure », Carlos Spottorno (photos) et Guillermo Abril (textes), Gallimard BD, 172 p., 25 €.