L’attaque chimique de Khan Cheikhoun, en Syrie, aurait en réalité fait plus de 200 morts
L’attaque chimique de Khan Cheikhoun, en Syrie, aurait en réalité fait plus de 200 morts
Par Maïder Gerard
Un médecin syrien, témoin direct, réévalue à la hausse le bilan de la frappe perpétrée par le régime Assad, qui avait entraîné des représailles américaines.
Des rescapés de l’attaque chimique de Khan Cheikhoun sont réacheminés vers la frontière syrienne après avoir été pris en charge en Turquie, près de Reyhanli, le 7 avril. | OZAN KOSE / AFP
« Le 10 décembre 2016, il y a eu une attaque au chlore sur l’hôpital M3 à Alep », se souvient le docteur Abdukhalek, un ophtalmologue syrien. Et puis, il y a eu une « seconde attaque le lendemain », qui a entraîné la fermeture de l’hôpital, ajoute-t-il. Sa femme, obstétricienne à Alep, le docteur Farida, témoigne d’au moins quatre bombardements avec des armes chimiques sur deux hôpitaux d’Alep pendant le siège de la partie est de la ville, du 4 septembre jusqu’à sa chute, le 22 décembre 2016. Un autre bombardement toxique, le 25 mars sur l’hôpital d’Al-Latamneh, à Hama, dans l’ouest du pays, est attesté par leur collègue, le docteur Mamoun Morad.
Pour ces trois médecins syriens, les attaques à l’arme chimique sont monnaie courante, même si la plupart d’entre elles passent inaperçues. Jusqu’à l’attaque du 4 avril à Khan Cheikhoun, qui a soulevé un tollé en Occident et entraîné des frappes de représailles américaines contre le régime syrien, deux jours plus tard.
Ces médecins, soutenus sur le terrain par la Syrian American Medical Society (SAMS), ont été invités à témoigner, mardi 13 juin à Paris, par l’ONG internationale Crisis Action. Ils ont décrit les attaques qu’ils subissent de la part du régime syrien, qui cible les personnels et infrastructures de santé. Mais surtout, leur témoignage corrobore les accusations d’utilisation répétée d’armes chimiques, malgré l’accord conclu en septembre 2013 avec l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC) par lequel Damas s’engageait à remettre toutes ses armes chimiques et bactériologiques.
« Beaucoup sont morts dans leur sommeil »
« Les attaques chimiques étaient continues mais celle du 4 avril, à Khan Cheikhoun, était plus importante. Traditionnellement, les attaques chimiques auxquelles nous avions eu à faire étaient au chlore, des barils lâchés depuis des hélicoptères. Mais pas celle-là », raconte le docteur Morad, 63 ans, directeur de l’hôpital de Khan Cheikhoun. « Avec mon chauffeur, j’ai été l’un des deux seuls témoins de l’attaque », insiste le médecin. Une frappe d’ampleur au gaz sarin mélangé, semble-t-il, avec du chlore.
Sorti avant le lever du soleil pour éviter les bombardements des avions russes et syriens, le directeur de l’hôpital est sur la route lorsqu’on le prévient sur son talkie-walkie d’un bombardement imminent par avion vers l’hôpital. Le médecin et son chauffeur arrêtent la voiture et sortent se cacher entre les arbres. L’avion, qu’ils voient distinctement, largue deux missiles sur le quartier nord de Khan Cheikhoun. « Nous les avons vus, témoigne-t-il, mais on pensait que c’étaient des missiles comme les autres. On pensait qu’ils ne contenaient pas d’arme chimique. Jusqu’à présent, seuls les hélicoptères en tiraient. »
Lui et son chauffeur reprennent la route quand ils sont alertés de la présence de produits toxiques dans les missiles largués sur l’hôpital et sur la zone. « Il était précisément 6 h 40. Les gens se sont précipités hors de chez eux. On a décompté à l’hôpital 400 blessés et 106 morts. J’ai la liste avec leurs noms que j’ai moi-même recensés. Mais ces 106 personnes ne correspondent qu’aux gens arrivés à l’hôpital. En fait, beaucoup d’autres sont morts chez eux dans leur sommeil. Au total, des morts, il a dû y en avoir plus de 200 », estime le médecin. Ce chiffre représente plus du double du dernier bilan établi par Human Rights Watch, le 1er mai, qui faisait état de 92 morts.
Par manque d’atropine – l’antidote aux gaz neurotoxiques – pour tous les patients, de masques ou de tenues de protection pour le personnel, le corps médical a été obligé d’asperger d’eau les blessés avec les lances anti-incendie des pompiers. Le médecin lui-même a été affecté par le gaz faute de protection.
« Effacer les traces »
« On pense que ce n’est pas que du gaz sarin et du chlore qui ont été utilisés. On pense qu’il y avait autre chose. Je demande à ce que l’on continue les recherches pour trouver ce que c’était. Ce mélange, le gouvernement syrien ne peut pas le produire tout seul. Je pense que la Russie a un rôle là-dedans, c’est elle qui largue ces gaz », s’indigne le chirurgien, qui utilise aujourd’hui une canne pour se déplacer après avoir été touché par des éclats de pierres dans le dos dans une autre attaque sur son hôpital.
« Après que nous avons fini de nous occuper des patients, le 4 avril, des avions syriens et russes ont commencé à nous attaquer pour effacer les traces d’armes chimiques. Ils ont alors répété cette opération tous les jours pour nous empêcher d’ouvrir l’hôpital », accuse-t-il.
Le docteur Morad travaille toujours à Khan Cheikhoun. Ses deux collègues, eux, ont été évacués d’Alep et officient maintenant à Idlib (nord-ouest), un des derniers bastions de l’opposition syrienne. Près de 3 millions de personnes habitent à Idlib et « la ville est bondée », assure le docteur Farida. Une surpopulation qu’elle juge dangereuse en cas d’attaque. « A Idlib, la situation est stable voire même étrangement plutôt bonne, les bombardements sont concentrés dans le sud du pays, donc Idlib est épargnée pour le moment », affirme-t-elle, mais elle se prépare déjà à d’autres attaques : « Nous ne nous attendons pas à ce qu’ils nous laissent tranquilles et en sécurité. »