Mercredi 7 juin. Lorsque le fourgon transportant les prisonniers se gare dans l’enceinte du tribunal militaire de Yaoundé, capitale du Cameroun, un homme menotté détonne. Pieds nus, vêtu d’une culotte et d’une chemise entièrement déboutonnée, Mancho Bibixy s’avance, escorté par un gardien de prison, sous le regard éberlué des journalistes, avocats et curieux présents. La trentaine, le leader anglophone emprisonné depuis le mois de janvier apparaît affaibli, mais « déterminé comme toujours », selon des témoins.

Ce jour-là, l’espoir de cet animateur radio, plus connu sous le nom de « BBC », est anéanti par la décision de la juge du tribunal militaire qui refuse de lui accorder la liberté provisoire. A lui et aux 26 autres prisonniers, arrêtés dans le cadre de la crise qui secoue la partie anglophone du pays depuis octobre 2016. Juste avant de monter dans le fourgon qui le ramène à la prison centrale de Kondengui, Mancho Bibixy s’écrie : « Southern Cameroon will win ! », « le Sud-Cameroun vaincra ! ».

Une semaine de grève de la faim

Une fois de plus, le jeune « révolutionnaire » défie le gouvernement en faisant référence à la création d’Ambazonia, cette République imaginaire dans laquelle les contestataires du Nord-Ouest et Sud-Ouest, les deux régions anglophones qui représentent 20 % de la population du Cameroun, rêvent d’être mieux traités. Plus d’affectations de magistrats, d’enseignants, de médecins ne maîtrisant pas la langue de Shakespeare dans les palais de justice, les écoles, les universités et les hôpitaux anglophones… Et surtout, un gouvernement 100 % anglophone qui saura résoudre leurs problèmes. Certains réclament la fédéralisation, d’autre la séparation pure et simple.

Trois jours avant cette audience, « BBC » avait débuté une grève de la faim, pour « protester » contre leur emprisonnement sans « fondement » et la « maltraitance de ses frères et sœurs ». « Mancho pense qu’on ne traite pas bien les anglophones dans ce pays. Il explique que personne n’a obligé les anglophones à s’unir à la partie francophone. A tout moment, si ce mariage ne fonctionne pas, il a le droit de l’exprimer », soupire son avocat, Me Calvin Tah Ndangoh.

Durant une semaine, des amis, avocats, membres de sa famille, hommes d’église et politiques ont défilé à la prison pour le supplier de mettre fin à cette grève de la faim. Il l’a finalement interrompue huit jours plus tard, lors d’une énième visite de son avocat qui l’a convaincu que « sa mort ne résoudra pas le problème ».

Avant de devenir ce leader « déterminé », « courageux », « révolutionnaire », comme le décrivent ses collègues et confrères, Mancho Bibixy était l’un des animateurs vedettes d’Abakwa FM, une radio installée à Bamenda, fief du Social Democratic Front (SDF), principal parti d’opposition, et épicentre de la contestation anglophone. Du lundi au vendredi, il coanimait deux émissions : « Business Center » et « Comedy Show ». Ce dernier programme était le plus prisé par ses nombreux auditeurs. Durant une heure, il passait en revue l’actualité sous l’angle humoristique. Le tout en pidgin, une langue véhiculaire au Cameroun.

Dénoncer « la francophonisation »

Lorsque les avocats anglophones descendent dans la rue le 16 octobre 2016 pour protester contre les magistrats affectés qui ne maîtrisent pas l’anglais et revendiquer l’application de la Common Law, la loi anglaise hérité de la période coloniale, l’émission « Comedy Show » en parle longuement. « On sentait que Mancho était très mal à l’aise face à ce que vivaient les avocats », se souvient un collègue de la radio qui souhaite garder l’anonymat. « BBC » n’appréciait « pas du tout la violence » avec laquelle la grève était réprimée par les forces de l’ordre.

Le 21 novembre 2016, les enseignants descendent à leur tour dans les rues pour dénoncer « la francophonisation » du système éducatif anglo-saxon. Ils s’insurgent contre l’affectation de collègues qui ne maîtrisant pas l’anglais. Pour Mancho, c’est la manifestation de trop. L’animateur radio, suivi par une foule en colère, devient un leader qui demande des comptes au gouvernement. Il laisse tomber la radio.

Au début, l’animateur et certains manifestants demandent notamment la création d’un Etat fédéral. Au fil des semaines, la colère monte et les discussions avec le gouvernement s’enlisent. Comme les sécessionnistes, Mancho finit par réclamer l’indépendance. Le 17 janvier, la répression monte d’un cran et Yaoundé fait couper Internet dans les régions anglophones. Le « black-out » numérique durera trois mois, étranglant l’économie locale.

« Prêt à mourir pour cette cause »

« Les anglophones ont été traités comme des esclaves dans ce pays. Comme si nous étions annexés, capturés et non des êtres humains. Nous pensons qu’il est temps de se lever, de dire Assez !”, confiait-t-il au Monde Afrique le 14 janvier, lors d’une marche de protestation organisée par le député Joseph Wirba du SDF à Kumbo, une localité située à 63 km de Bamenda.

Le tee-shirt de Mancho Bibxy  en référence au député anglophone Joseph Wirba. | Josiane Kouagheu

Un mandat d’arrêt avait été émis contre Joseph Wirba, alors que son immunité parlementaire n’était pas levée. Le député « rebelle » du Social Democratic Front avait débuté une fuite dans « la brousse ». Il est apparu pour la première fois mercredi 21 juin à l’Assemblée nationale. Mancho Bibixy n’a pas eu cette chance. Il a été arrêté le 18 janvier et conduit comme les autres leaders à la prison de Kondengui.

Accusés d’« actes terroristes », « rébellion », « crimes et délits d’opinion », ces leaders risquent la peine de mort. La juge du tribunal militaire a renvoyé le procès au 29 juin pour un début de l’examen du dossier avec l’audition des premiers témoins de l’accusation.

Père d’un petit garçon, Mancho « lâchera peut-être son combat un jour. Il est très passionné et vous savez que la foule aime ce genre de personnage qui dit toujours ce qu’elle veut entendre. La même foule passera à autre chose », veut croire un commandant d’une brigade de Bamenda. Pourtant, au plus fort de la crise, Mancho s’était exprimé face à cette foule, assis dans un cercueil, « prêt à mourir » pour que les anglophones « vivent bien ». A son avocat Calvin Tah Ndangoh, il répète inlassablement : « Je suis prêt à mourir pour cette cause. »