Le Livre noir des procureurs sur les ratés de la justice
Le Livre noir des procureurs sur les ratés de la justice
Par Jean-Baptiste Jacquin
La Conférence nationale des procureurs de la République dénonce un manque de moyens humains et matériels face à une multiplication des tâches.
AUREL
Les demandes sociales et politiques à l’égard de la justice ne cessent de croître, mais les moyens ne suivent pas. Les procureurs de la République tirent le signal d’alarme en publiant, mardi 4 juillet, un « Livre noir du ministère public ». Au-delà des manques de moyens humains et matériels dont souffrent les tribunaux, et en particulier le parquet, depuis des décennies, la Conférence nationale des procureurs de la République cherche à montrer comment une justice de qualité ne peut plus être rendue.
Dans un commissariat d’une ville moyenne des Hauts-de-France, 600 procédures judiciaires ont dû être classées pour prescription en mars 2016. Certaines d’entre elles laissées à l’abandon dans un placard portaient sur des faits criminels. Et en dépit de ce tri radical par le vide, le parquet concerné a, à la fin de l’année 2016, « encore classé sans suite 1 500 procédures, moitié pour prescription, moitié pour insuffisance de l’enquête et donc de preuves ». Des affaires d’agressions sexuelles ou de viols ont ainsi pu être classées, faute de disponibilité des enquêteurs judiciaires.
« C’est un cas exceptionnel », relativise Marc Cimamonti, procureur de Lyon et président de la Conférence des procureurs. Ce genre de situation se découvre souvent à l’occasion d’un changement de chef de service dans les commissariats ou les gendarmeries situés dans des périphéries sensibles de grandes agglomérations. Là, plus qu’ailleurs, les équipes sont débordées.
Inflation pénale
L’encombrement vient des problèmes d’effectifs, mais également du recours plus fréquent à la justice. Le Livre noir dénonce « la pénalisation à outrance de nombreux comportements, solution commode à l’incapacité des administrations publiques à mettre en œuvre et faire respecter les normes ». Le législateur ne semble guère se préoccuper des conséquences des nouvelles infractions qu’il crée ou du durcissement de la répression de certains délits qu’il vote.
Exemple avec la loi Savary du 22 mars 2016 sur la sécurité dans les transports. Le délit de « fraude habituelle » est désormais constitué au bout de cinq trajets sans ticket, contre dix auparavant. Résultat, les sociétés de transport lyonnaises ont interrogé ces jours-ci M. Cimamonti pour savoir comment seront traitées ces affaires, passées en un an de 300 cas… à 3 000 cas. Cela a des conséquences sur l’ensemble de la politique pénale, puisque dix fois plus de personnes à convoquer ici laissera moins de temps pour traiter les autres délits. Le rôle du procureur est d’aménager la mise en œuvre de la justice et des types de poursuite en fonction des priorités. Peut-être devra-t-il décider de ne pas poursuivre la totalité de ces 3 000 contrevenants. Il se fera alors critiquer pour ne pas faire respecter strictement la loi. Sa marge de manœuvre se réduit à décider les domaines où il lui paraît le moins gênant de ne pas faire respecter la loi.
Face à l’inflation pénale, l’informatique et la numérisation sont censées permettre des gains de productivité. En pratique, c’est une autre affaire. Le logiciel Cassiopée centralise toutes les étapes des procédures pénales mais ne dispose pas de système d’alerte pour signaler les dates butoirs à respecter. « Pour ne pas se retrouver avec des remises en liberté automatiques de personnes en détention provisoire, nous devons continuer à faire des tableaux muraux en papier », raconte le procureur de Lyon.
Couacs
Les tracasseries informatiques deviennent vite insupportables en raison du manque d’effectifs. La numérisation, c’est d’abord du travail de saisie. « J’ai eu à Lyon jusqu’à 11 000 procédures non enregistrées sur Cassiopée », reconnaît M. Cimamonti, parvenu depuis à ramener le stock à une semaine de saisie. Les couacs s’accumulent, entre les « erreurs d’enregistrement et d’orientation des procédures, pertes de dossiers, accumulation de stocks de procédures en souffrance, retards dans la délivrance des copies de dossiers aux parties justifiant le renvoi aux audiences, etc. ». La spirale semble infernale car les effectifs théoriques des parquets, déjà supérieurs aux effectifs réels, sont fixés par le ministère de la justice en fonction des procédures recensées, sans tenir compte de celles qui n’ont pas pu l’être…
L’autre point noir de la numérisation des procédures pénales est l’absence d’articulation des systèmes de la justice avec ceux de la police judiciaire. Alors que plus de 80 % des procédures commencent par une plainte ou un procès-verbal enregistré sur les ordinateurs des services de police ou de gendarmerie, c’est du papier qui est transmis aux parquets, qui doivent tout ressaisir manuellement.
Les tuyaux ne fonctionnent pas mieux dans l’autre sens. Le fichier du traitement des antécédents judiciaires (TAJ), à la disposition des services du ministère de l’intérieur, est censé être alimenté, contrôlé et nettoyé par les parquets depuis quinze ans… Mais les procureurs n’y ont toujours pas accès ! C’est donc du papier sur les suites judiciaires qui est transmis au ministère de l’intérieur.
Carence
En plus de leurs fonctions pénales, les procureurs sont de plus en plus sollicités comme une autorité dans la cité. La loi leur confie ainsi des tâches pour conforter d’autres autorités, comme délivrer des avis relatifs aux directeurs d’établissement privé d’enseignement, ou en matière de transfert de débits de boissons, « alors que seul le maire en définit les conditions ».
S’il revient bien au législateur de définir la politique pénale et les missions du parquet, les procureurs demandent juste que l’allocation des moyens soit réfléchie en conséquence. Or, le constat de carence n’est plus une surprise.
En 2016, selon les données fournies par les procureurs, 20 % des postes du parquet en moyenne étaient inoccupés – parfois parce qu’ils étaient vacants, parfois en raison d’une absence de longue durée de leur titulaire –, un taux qui « a pu atteindre dans certaines juridictions jusqu’à 50 % », relève le Livre noir. La Conférence nationale des procureurs rappelle que, selon la dernière étude de la Commission européenne pour l’efficacité de la justice, la France compte deux fois moins de juges et de greffiers pour 100 000 habitants que la moyenne européenne… et quatre fois moins de procureurs.
Alors qu’une mission pluripartisane du Sénat a conclu début avril au besoin urgent d’une loi de programmation pour la justice, le nouveau gouvernement ne pourra pas laisser longtemps ce sujet sans réponse.