Le mystérieux yacht de luxe des partenaires d’affaires du président Kabila
Le mystérieux yacht de luxe des partenaires d’affaires du président Kabila
Par Xavier Monnier (contributeur Le Monde Afrique)
Deux proches du président congolais ont engouffré 25 millions d’euros pour rénover un navire qui attend toujours ses clients, en Afrique du Sud.
Depuis l’été 2016, une nouvelle attraction attend les promeneurs du Cap, en Afrique du Sud, sur les quais du port : le bien nommé Enigma XK. « Ce bateau est curieux, s’étonne un docker, à attendre depuis des mois alors que les frais de mouillage sont exorbitants. » De fait, rien n’indique dans les 72 mètres du yacht, ses salles de gym et son jacuzzi, ses finitions en bois précieux, son sauna ou son héliport, qu’il faut chercher ses propriétaires à Kinshasa, parmi les cercles de pouvoir et les proches du président Joseph Kabila.
Pour 275 000 euros la semaine, les dix-neuf membres du personnel de bord prendront soin de douze passagers pour croiser dans les eaux chaudes de l’océan Indien, au large de Cannes – où le yacht a été aperçu en janvier 2016 – ou partir en exploration en Antarctique, destination préférée de son capitaine.
Ressuscité à La Rochelle
« Ce navire met à disposition de ses affréteurs une capacité hors norme de se rendre à peu près partout sur le globe, notamment dans les glaces, affirme le Français Lionel Pradines. Ensuite, chaque client fait ce qu’il désire avec le bateau (…). Nous attendons nos prochains clients. » Intarissable sur les possibilités offertes par son navire, le capitaine l’est moins sur son propriétaire.
Affichant le drapeau des îles Marshall, un paradis fiscal caribéen qui, grâce à son pavillon de complaisance, affiche la troisième flotte mondiale derrière le Panama et le Liberia, l’Enigma XK ne sillonne pas seulement les eaux troubles des mers australes. C’est en France que le navire est né, sur l’un des chantiers navals de La Rochelle. Ou plutôt qu’il a ressuscité.
Durant trois ans, sous l’égide du bureau d’études du chantier Atlantic Refit Center, un navire de surveillance de la marine écossaise, le Norna, bâti en 1987, a été entièrement restauré pour devenir l’Enigma. De la belle ouvrage, documentée dans une vidéo élogieuse, qui a valu en 2014 au navire le World Superyacht Award de la meilleure rénovation de l’année, décernée par le magazine Boat International, et aurait coûté près 25 millions d’euros, selon un ancien employé de La Rochelle qui préfère conserver l’anonymat. Une somme censée rester confidentielle, comme devait l’être le nom du maître d’œuvre.
From Norna to Enigma XK
Car le véritable propriétaire du yacht se dissimule derrière une cascade de sociétés offshore, selon des documents obtenus par la Plateforme de protection des lanceurs d’alerte en Afrique (PPLAAF) et partagés avec Le Monde Afrique et l’Organized Crime and Corruption Report Project (OCCRP). Les employés qui ont eu à surveiller l’avancée des travaux au chantier naval de La Rochelle ont signé leur contrat avec une entreprise basée à Majuro, dans les îles Marshall, MW Afritec SA. Les feuilles d’engagement, que nous avons pu consulter, se révèlent assez sommaires. Tout en précisant que le paiement des salaires peut s’effectuer en liquide et que MW Afritec SA possède bien le navire.
Cette société a en effet acquis le Norna, engagé certains des mécaniciens afin de le transformer, avant qu’une entreprise française nouvellement créée, l’Agence Atlantique de gestion navale (AAGN), ne la remplace. « C’était pour se conformer à la loi, explique un marin qui requiert l’anonymat. Il fallait une entreprise française pour gérer le personnel à terre. »
« Ce sont des Congolais qui venaient surveiller le chantier. Ils payaient tout et signaient nos contrats, assure l’ancien matelot. En même temps, on nous a fait comprendre qu’il ne fallait pas que nous disions travailler pour des Congolais. » De ces mystères, le bateau a hérité d’un surnom, « le Yacht du président ».
L’identité des émissaires congolais, notoirement proches de Joseph Kabila, président depuis 2001 de la République démocratique du Congo (RDC), n’a pas dissipé les soupçons. En décembre 2016, une enquête de l’agence Bloomberg décrivait le chef de l’Etat congolais comme un véritable oligarque, avec une fortune estimée à plus d’un milliard d’euros. Lui, sa femme, leurs deux enfants et huit de ses frères et sœurs possèdent plus de 70 sociétés dans tous les secteurs d’activité et sont titulaires de plus de 120 permis miniers pour extraire des diamants, de l’or, du cuivre, du cobalt et d’autres minéraux du sol très riche de RDC.
« Chiffre d’affaires multiplié par 50 »
Pas trace officielle, en revanche, de Joseph Kabila parmi les propriétaires du yacht. Les sociétés MW Afritec SA et l’AAGN ont le même directeur général : André Wan. Un ressortissant congolais à peine trentenaire mais « bien né ». Son père, Alain, a reçu de ses propres parents une société de BTP et de construction navale créée en 1984, MW Afritec SPRL. Avec son ami d’enfance, l’homme d’affaires belge Marc Piedbœuf, Alain Wan, le patriarche du clan, a développé le business familial. Et le duo a su jouer de ses liens avec le président Kabila, devenu à la fois un client et un partenaire d’affaires. Un haut responsable bancaire de Kinshasa, au fait du dossier, se montre plus précis : « Depuis 2010, lorsqu’elle s’est approchée du pouvoir, MW a vu son chiffre d’affaires multiplié par 50. »
De 2012 à 2014, MW a versé plus de 2 millions d’euros au chantier naval de l’Atlantic Refit Center pour rénover l’Enigma. Quatre virements apparaissent dans les comptes de MW Afritec, selon les documents bancaires que lanceur d’alerte congolais, Jean-Jacques Lumumba, un ancien cadre de la banque BGFI, a remis à la PPLAAF. Une somme importante, même pour l’une des entreprises les plus en vue de Kinshasa. Interrogés sur ces transactions, Alain Wan et Marc Piedbœuf assurent, par courriel, que « les fonds de la réalisation du navire viennent de Mme Virginie Mambimbi [la mère d’Alain Wan], de Marc Piedbœuf et des dividendes d’Afritec pendant ses heures de gloire. »
MW Afritec SPRL croule en effet sous les commandes : rénovation du port fluvial et de l’aéroport international de Boma, situé à la frontière angolaise, construction de routes, appels d’offres gouvernementaux (18 millions de dollars en 2015), le tout parfois cofinancé par la Banque mondiale et l’Union européenne. Mais l’association Wan-Piedbœuf ne se contente pas de BTP et de navigation.
Les salons luxueux de l’« Enigma XK », le yacht de deux hommes d’affaires proches du président congolais Joseph Kabila.
Le binôme, qui possédait la société des Grands Elevages du Bas-Congo (GEL), l’a vendue au président Kabila, tout comme une grande île au large de Boma, Mateba. Désormais, la GEL a pour actionnaire unique la société d’agrobusiness Ferme Espoir, propriété du chef de l’Etat, mais reste gérée par Marc Piedbœuf. Le duo gère en vérité tous les actifs du président dans le domaine agro-alimentaire et agricole, ainsi qu’Egal, une entreprise de produits surgelés dirigée par un ami intime de Joseph Kabila, le patron des patrons congolais, Albert Yuma.
« Nous étions présents avant M. Kabila et nous le serons après, l’existence de notre groupe et de nos sociétés n’est pas tributaire ni n’agit pour le compte de M. Kabila », se défendent Alain Wan et Marc Piedbœuf dans leur courrier. Ils affirment en outre être les propriétaires exclusifs de l’Enigma XK, le yacht amarré au Cap : « Le président [Kabila] n’a aucun lien avec le bateau. »
Une prudente prise de distance. Jusqu’à présent, le report de l’élection présidentielle prévue initialement en novembre 2016 et la répression des manifestations de l’opposition ont valu des sanctions américaines et européennes à une trentaine de responsables congolais, dont des proches du président Kabila. Si les biens de ce dernier et ceux de sa famille devaient à leur tour être concernés par de nouvelles sanctions, la liste dressée par Bloomberg prendrait toute son importance, ainsi que celle des partenaires financiers du président, comme Egal ou MW Afritec SPRL.
Car ce qu’Alain Wan et Marc Piedbœuf ne disent pas, c’est pourquoi deux hommes d’affaires avisés comme eux ont engouffré 25 millions dans la rénovation d’un yacht de luxe dont l’équipage et le capitaine attendent toujours, au Cap, un début de rentabilité.
Cette enquête a été menée en collaboration avec Khadija Sharife (PPLAAF) et John Grobler (OCCRP).