De l’enfer d’être une femme en politique au Kenya
De l’enfer d’être une femme en politique au Kenya
Par Bruno Meyerfeld (contributeur Le Monde Afrique, Nairobi)
Pour les candidates aux prochaines élections générales du 8 août, impossible de faire campagne sans être constamment harcelées, injuriées, violentées.
Nous sommes en direct sur la chaîne KTN. Le show du soir est l’un des plus populaires de toute la télévision kényane. En ce 16 novembre 2016, l’avocat Miguna Miguna débat avec la femme d’affaires Esther Passaris. Tous deux lorgnent sur le poste de gouverneur de Nairobi. Mais, rapidement, la confrontation dérape. Miguna insulte sans retenue sa contradictrice : « Femme sans aucune intégrité », « Bimbo mondaine cherchant la renommée juste pour trouver des milliardaires pouvant prendre soin d’elle ». A la pause, hors antenne, le torrent d’injures ne tarit pas : « Esther est tellement belle : tout le monde veut la violer ! », lance Miguna, sourire aux lèvres, visiblement fier de lui.
La scène, filmée par un téléphone portable et diffusée sur les réseaux sociaux, avait alors soulevé une vague d’indignation au Kenya, où des élections générales doivent avoir lieu le 8 août. Mais ce qui pourrait apparaître comme un dérapage répugnant est en réalité la norme dans un pays devenu un véritable enfer pour les femmes en politique. Six mois après l’incident, rien n’a changé, estime Esther Passaris. « C’est toujours très violent pour les femmes. J’ai l’impression que ces insultes ne cesseront jamais », confie-t-elle.
Discréditer et humilier
Pour les candidates, la marche vers le pouvoir est un chemin de croix. Impossible de faire campagne sans être constamment harcelée, injuriée, violentée. A Nyeri (centre), une aspirante députée a expliqué au quotidien Daily Nation être accueillie dans ses déplacements par des hordes de mâles hurlant des insultes entrecoupées de gémissements sexuels, n’hésitant pas à l’embrasser, à la gifler, à lui toucher les seins ou les fesses. Voire à la déshabiller de force.
Ces techniques d’intimidation sont des plus courantes et ne doivent rien au hasard. Organisées délibérément par les candidats masculins, elles visent à discréditer et à humilier leurs adversaires. Nombre de candidates disent ainsi recevoir régulièrement chantage et menaces de mort envoyés directement par texto ou lancées à l’oral par ds compétiteurs qui ne cherchent même pas à se cacher.
Des mots aux actes, il n’y a qu’un pas. Ainsi, à Nyanza (ouest), une députée sortante a-t-elle vu son garde du corps assassiné et sa maison incendiée le jour de sa victoire aux primaires de son parti. Plusieurs autres femmes disent également avoir été attaquées à coups de machette ou de barre de fer par des bandes armées envoyées par leurs concurrents. Quelques-unes ont fini à l’hôpital. Certaines, face à la passivité de la police, ont renoncé à être candidates.
Qui imaginerait qu’il s’agit ici du pays de Wangari Maathaï, première Africaine à recevoir en 2004 le prix Nobel de la paix et icône mondiale du droit des femmes ? Le Kenya, autoproclamé Etat le plus progressiste de la région, ne compte en réalité que 19,5 % de députées à l’Assemblée nationale, soit 68 femmes pour 350 sièges. Un chiffre qui place Nairobi loin derrière ses voisins régionaux, à commencer par le Rwanda, champion du monde, avec 61 % de députées à la Chambre basse, mais aussi l’Ethiopie (38 %), le Burundi (36 %), l’Ouganda (34 %) et même le Soudan du Sud (28 %) et la Somalie (24 %), pourtant plongés dans la guerre civile.
Des institutions patriarcales
Ce 19,5 % est un chiffre trompeur. « L’immense majorité des députées siège seulement grâce aux quotas mis en place par la Constitution », rappelle Yolande Bouka, chercheuse à l’université de Denver. La Constitution garantit en effet une cinquantaine de sièges aux femmes. Sur les 68 députées de l’Assemblée, seules 16 ont été élues en compétition avec les hommes. ». Hors quota, la part des femmes tombe à 5,5 %.
Une situation affligeante, d’autant que « les femmes élues grâce aux quotas ne disposent pas des mêmes droits que les autres représentants élus “normalement”, poursuit Yolande Bouka. Par exemple, elles n’ont accès pas au Fonds de développement de la circonscription [équivalent de la réserve parlementaire]. De fait, la majorité des députées sont des élues de second rang. »
« Pour être kényane et s’engager en politique, il faut être Superwoman ! », tente d’en rire l’écrivaine Nanjala Nyabola. La raison, estime-t-elle, est à chercher du côté des institutions patriarcales du pays. « Au Kenya, les candidats aux élections sont d’abord sélectionnés par les conseils traditionnels des anciens de chaque tribu, toujours dirigés par des hommes. Ils sont plus importants que les partis politiques et désignent rarement des femmes », note-t-elle.
Conséquence : « Les femmes sont historiquement considérées comme des intruses venues se battre sur un terrain politique réservé aux hommes », explique Yolande Bouka. Le facteur financier est également déterminant. Car la politique coûte cher au Kenya : affiches, meetings ou pots-de-vin… il faut tout payer soi-même. Or, selon le Global Gender Gap Report, le revenu des Kényanes est d’un tiers inférieur à celui des hommes. Celles-ci ont par ailleurs un accès limité à la terre ou au crédit bancaire. Impossible d’être candidate sans l’appui financier, et donc sans l’accord de son conjoint.
En contradiction totale avec la Constitution
L’environnement médiatique n’est pas moins hostile. « Les journalistes voient encore les femmes comme des objets de beauté !, enrage Pamela Mburia, consultante en communication politique. On ne leur pose que des questions sur leur mariage, leur style vestimentaire, leurs enfants… Les journalistes publient des photos de leurs jambes en première page, leur font des remarques sexistes. On ne les prend jamais au sérieux. »
Le scrutin à venir sera-t-il l’occasion d’un nouveau départ ? Cette année, deux à quatre femmes pourraient être élues gouverneure de comté : une première. Ainsi, à Kirinyaga (centre), ce sont même deux candidates qui partent favorites pour le poste : l’ex-ministre Anne Waiguru et l’ancienne candidate à la présidentielle, Martha Karua. Plus au sud, à Bomet (Rift), Joyce Laboso, vice-présidente de l’Assemblée nationale, est également bien placée pour l’emporter.
Mais ces quelques noms cachent une réalité plus sombre. Ainsi, à la différence de la plupart des élections précédentes, aucune femme ne participe à la course à la présidentielle de 2017. Selon des chiffres rendus publics récemment par deux anciennes parlementaires, le nombre de candidates à un poste électif aurait par ailleurs chuté depuis 2013 : elles seraient à peine 140 cette année contre… 2 367 hommes.
L’ancienne ministre de la justice (2005-2009) Martha Karua fut candidate à la présidentielle en 2013. | MINUSS
La part des élues n’est donc pas prête d’augmenter à l’Assemblée nationale kényane, et ce en contradiction totale avec la Constitution. Depuis 2010, celle-ci stipule en effet qu’aucun « genre » ne doit accaparer plus des deux tiers des sièges du Parlement. Mais, en sept ans, les députés n’ont jamais cru utile d’adopter une loi permettant l’application concrète de la norme suprême du pays.
Les magistrats ont pourtant prévenu : une simple pétition suffirait pour qu’à peine élue la future Assemblée soit déclarée inconstitutionnelle et immédiatement dissoute. Une situation à laquelle ne croit malheureusement pas Nanjala Nyabola. « Les députés trouveront bien une solution pour passer par-dessus la loi, comme toujours… soupire l’écrivaine. Le Kenya n’est pas prêt d’avoir une femme présidente. »