A Al-Hoceima le 18 mai 2017. Au fil des mois, femmes et enfants sont descendus dans les rues de la ville du Rif pour manifester pacifiquement auprès des hommes après la mort, en octobre 2016, du vendeur de poisson ambulant Mouhcine Fikri broyé accidentellement dans une benne à ordures. | THERESE DI CAMPO / AFP

Neuf mois après le début du mouvement de contestation dans le Rif, dans le nord du Maroc, la contestation se poursuit. Jeudi 20 juillet dans l’après-midi, une nouvelle manifestation est prévue à Al-Hoceima, malgré l’interdiction émise par les autorités lundi.

Cet appel avait été lancé par Nasser Zefzafi, le leader du Hirak, avant son arrestation fin mai. Si la quasi-totalité des figures de la protestation ont été arrêtées depuis, cet appel continue d’être relayé par les réseaux sociaux. Cette « marche pacifique » était prévue pour exiger la « libération » des prisonniers – plus de 200 personnes selon les chiffres officiels – et pour protester « contre la répression » alors que de nombreux Rifains résidant en Europe qui soutiennent le mouvement sont de retour au pays pour les vacances.

Depuis la mort fin octobre 2016 d’un vendeur de poisson, Mouhcine Fikri, broyé accidentellement dans une benne à ordures, la province d’Al-Hoceima a été le théâtre de nombreuses manifestations pour exiger le développement d’une région que ses habitants jugent marginalisée.

Kenza Afsahi, sociologue économiste à l’université de Bordeaux et au Centre Emile-Durkheim, et Khalid Mouna, anthropologue à l’université Moulay-Ismaïl-Meknès, décryptent les ressorts du Hirak.

Comment expliquer une telle longévité de cette crise ?

Kenza Afsahi et Khalid Mouna Cela s’explique par l’absence de démocratie locale. La région du Rif est connue pour l’engagement de ses acteurs militants qui ont longtemps joué le rôle de porte-parole du malaise social et économique, mais une partie d’entre eux a intégré différentes institutions. Après la mort de Mouhcine Fikri et le début de la contestation, les anciens acteurs qui menaient les combats politiques au nom de la population sont apparus comme des élus en collusion avec l’Etat et, dès lors, en l’absence d’intermédiaires, les négociations sont devenues difficiles.

Par ailleurs, le mouvement, composé en majorité de jeunes, bénéficie du soutien des familles et d’une large partie de la population d’Al-Hoceima et de la région par le fait des alliances tribales mais aussi de la solidarité de différents corps de « métier » : les pécheurs, les commerçants, les taxis, les lycéens, etc.

Les revendications ont-elles évolué ?

La mort de M. Fikri a été le déclencheur de nouvelles demandes sur les conditions de vie d’une population marginalisée. Les manifestations cristallisent une colère préexistante, liée au faible développement économique du Rif central et de son chef-lieu, Al-Hoceima. La population exprime une expérience récurrente de la précarité, des discriminations et du sous-développement. Ses revendications sont anciennes. Par exemple, la région connaît un taux très élevé de cancers en raison des bombardements au gaz chimique perpétrés principalement par les Espagnols lors de la guerre du Rif (1921-1926). Aujourd’hui encore, la population, même dans les espaces les plus reculés du monde rural, réclame un centre d’oncologie fonctionnel. Plus récemment, en 2004, le tremblement de terre d’Al-Hoceima a créé un réel traumatisme.

Aujourd’hui, on incrimine le retard du programme socio-économique Al-Hoceima Manarat Al-Moutawassit (« phare de la Méditerranée »), pourtant le réel problème réside dans un processus très long de réconciliation avec l’histoire du Rif. Les projets menés n’ont pas été élaborés en fonction des besoins spécifiques d’une région enclavée et marquée par un fort taux d’immigration et des activités informelles. Les populations locales ne se sentent pas associées aux projets mis en place.

Les manifestants réclament aussi davantage de justice et de droit.

Quel rôle joue l’histoire de la région dans ce mouvement ?

Le Rif est représenté dans l’imaginaire populaire comme une région hors-la-loi. Les cours sur l’histoire du Maroc n’enseignent pas suffisamment la guerre du Rif et passent sous silence les révoltes des années 1958-1959 et 1984. Ainsi l’histoire du Rif est transmise oralement et elle est réinvestie pour donner de la force au mouvement : il y puise identité et légitimité. Les chefs de Hirak font le tour des quartiers et des tribus pour demander à la population de prêter serment sur le Coran de ne pas trahir le Rif.

C’est une histoire qui se répète : dans les années 1920, Abdelkrim Al-Khattabi avait fait appel au même processus de « sacralisation de l’alliance » avec les tribus ayant constitué la confédération des tribus du Rif face à la colonisation espagnole. Des vocables comme « abnaa Rif » – « les enfants du Rif » – sont mobilisés pour englober les Rifains de la diaspora. Au Maroc, des Rifains installés dans d’autres régions viennent manifester à Al-Hoceima. Nasser Zefzafi lui-même a mis en avant l’histoire de sa famille : son père est un ancien militant de l’Union socialiste des forces populaires, son grand-père fut ministre de l’intérieur sous le gouvernement d’Abdelkrim Al-Khattabi et son oncle, qui a participé à la révolte de 1958-1959.

L’histoire du Rif est réinvestie par la population pour montrer à quel point la région est marginalisée. Mais cette dynamique a aussi été utilisée contre le Hirak, stigmatisant les Rifains en tant que séparatistes.

Comment expliquer que le mouvement soit principalement constitué de jeunes ?

La plupart de ces jeunes sont en attente d’une formation, d’un travail ou ont charge de famille. Ils ne se voient pas d’avenir. Par exemple, il n’y a pas d’annexe universitaire dans le Rif et ils doivent faire leurs études supérieures ailleurs. Cette marginalisation est ressentie comme une injustice. Ils pensent aussi, vu la situation de l’emploi, que ce qui les attend est un avenir instable fait de chômage et de petits boulots de survie.

Contrairement à certains préjugés, les femmes aussi sont nombreuses. Très vite des figures féminines se sont distinguées, actives dans les rues, sur les réseaux sociaux, à écrire des tribunes, etc. Le statut des femmes dans le Rif est très peu connu pour au moins deux raisons : le fort conservatisme et les activités informelles, par nature invisibles. En milieu rural, les femmes sont non seulement chargées des travaux domestiques, de la collecte du petit-bois, de l’eau, des activités d’élevage et agricoles légales, mais elles sont aussi le moteur de la culture du cannabis. Dans les villes, les femmes sont impliquées dans des travaux subalternes, faiblement rémunérés. Elles cumulent souvent plusieurs petits boulots. Ce sont elles qui maintiennent l’activité de contrebande (tissus, produits ménagers et alimentaires) en provenance des enclaves espagnols de Ceuta et Melilla, dans des conditions très dures.

Pourtant, beaucoup d’investissements ont été faits dans le nord…

Effectivement, surtout depuis l’arrivée de Mohammed VI, mais les investissements touchent principalement le Rif occidental, c’est-à-dire Tanger-Tétouan. Le Rif central, compte tenu d’une activité importante issue de l’économie du cannabis, n’a pas fait l’objet des mêmes investissements, ce qui accentue le sentiment de frustration de la population. Si la route du littoral a permis de décloisonner la région, les autres projets restent sans portée significative. Al-Hoceima est par ailleurs très marquée par la migration : les gens cherchent à partir dans d’autres villes ou à l’étranger, ce qui explique en partie que la population ait stagné entre les recensements de 1994 et 2014. L’activité de la ville repose sur les transferts des Marocains résidant à l’étranger impactés par la crise économique en Europe, la pêche, le commerce et le tourisme, qui lui-même dépend du retour estival des Marocains de la diaspora. Les produits sont chers à cause de l’enclavement de la ville. La pêche traditionnelle ne peut concurrencer les grands chalutiers. Il n’y a pas de réelles industries, pas de port important. Les activités informelles sont aujourd’hui limitées parce qu’elles n’engendrent pas d’investissements productifs avec la création de nouveaux emplois. Depuis le nouveau découpage administratif, Al-Hoceima fait partie de la région Tanger-Tétouan, qui est la deuxième région la plus riche du Maroc, mais il est trop tôt pour estimer les retombées positives sur la ville.

Pourquoi les autorités n’ont-elles pas réussi à éteindre le mouvement ?

La mort de M. Fikri a eu un impact émotionnel très fort. Les autorités ont d’abord laissé la population manifester dans différentes villes du royaume plusieurs mois sans répression.

Quand le mouvement s’est renforcé dans la région du Rif, le gouvernement a laissé entendre que les contestataires étaient financés par des Rifains séparatistes de l’étranger. La présence de drapeaux de la République du Rif et Amazigh ont aussi interrogé ou discrédité le mouvement alors que, dans un premier temps, les Marocains des autres régions ont exprimé une solidarité par rapport à des revendications socio-économiques considérées comme légitimes. En réalité, ces drapeaux exhibés traduisent le désir des Rifains ne plus être marginalisés mais respectés dans leur histoire. D’autre part, ils veulent que les Marocains sachent que leur mouvement est pacifique. Des vidéos ont circulé montrant les Rifains ramassant les ordures et les banderoles après les manifestations ou des cordons humains protégeant les forces de l’ordre ou des biens publics.

Dans un troisième temps, à la suite de la manifestation du 10 avril où plusieurs milliers de Rifains sont sortis avec des linceuls, défiant l’Etat avec le slogan « Nous sommes tous des Zefzafi », les autorités ont nommé un gouverneur et un ministre de l’intérieur rifain. Cette action rappelle celle de 1958, quand le roi Mohamed V avait nommé le maréchal Amazien pour calmer les tensions. Que ce soit de la part de l’Etat ou du Hirak, l’histoire et les symboles sont mobilisés pour gagner de la légitimité.

Enfin, à partir de mai, nous avons assisté à une répression, qui continue.

Au départ, l’Etat n’a pas voulu intervenir trop vite en réprimant un mouvement qui aurait pu s’essouffler de lui-même, mais, par sa longévité, le Hirak a changé la représentation des mouvements de contestation au Maroc qui d’habitude ne durent pas. Des promesses économiques et sociales ont été faites, mais, sur le plan politique, l’ambiguïté prévaut : tantôt on réprime, tantôt on dialogue.

Le retrait d’une partie des forces de l’ordre est-il le signe que l’on se dirige vers un règlement de la crise ?

Il est difficile de prédire l’avenir, mais nous pouvons supposer que ce retrait apaisera le climat à court terme. Les enquêtes sur la réalisation des projets de développement lancés par le roi sont aussi un signe d’apaisement, qui pourrait éviter que le mouvement reprenne de l’ampleur avec le retour de la diaspora rifaine pendant l’été.

Mais le Hirak pose aussi la question du respect des droits humains. La libération des jeunes militants est très importante. Elle est même au centre de la question du développement dans la région car ils sont l’avenir du Rif. Tant que des militants sont incarcérés, le mouvement peut reprendre. Les relâcher serait un témoignage de confiance du pouvoir envers la population. Sinon, la répression du 26 juin, jour de l’Aïd, appelé désormais « Lundi noir », marquera négativement la mémoire collective.

Ces mois de contestation ont démontré un fort besoin de démocratie, une implication politique citoyenne qui honore une population marocaine qui désire être associée aux projets de développement de la région. Pour restaurer la paix sociale, il faudrait une transparence et une meilleure éthique dans la gestion des affaires publiques.

Enfin, le Hirak a permis de déconstruire plusieurs stéréotypes sur le Rif : l’absence des femmes tout à coup visibles au cours des manifestations ; des Rifains réputés « indomptables » qui ont répondu par des marches pacifiques. La souffrance des Marocains du Rif est réelle. Comme celle de nos concitoyens dans d’autres régions. La pratique de la démocratie, c’est-à-dire du dialogue entre l’Etat et les citoyens, est le seul moyen de mettre un terme à cette crise.

Pour aller plus loin, lire l’article « Al-Hoceima : the day after », de Ghassan W. Al-Karmouni dans le mensuel Economie & Entreprises (Casablanca, mai 2017).