Le café est devenu un geste mécanique, comme le sourire-bonjour au supermarché. | Illustration Mrzyk & Moriceau pour M Le magazine du Monde

A la rentrée, on n’achètera plus de café. On n’en aura plus besoin, à force de s’en faire offrir toute la journée. Tentez, dans votre agence bancaire, de négocier une autorisation de découvert, et il n’est pas impossible que votre responsable de compte vous en propose un. Un rendez-vous chez le coiffeur : « Souhaiteriez-vous un café ? » On peut désormais passer sa semaine à boire du café sans en faire chez soi, ni même entrer dans un lieu consacré à cet effet. L’or noir est devenu à la banque ce que la bouteille d’eau est au chauffeur Uber. Autrefois, on se fiait au sourire de l’hôtesse pour apprécier le service reçu. À présent, on reçoit un questionnaire de satisfaction pour vérifier qu’on nous a bien souri. Le sourire est démonétisé parce que obligatoire ; le café l’a donc remplacé comme le petit geste convivial en plus.

La frustration soignée à l’arabica

Il est même supposé soigner la réputation des professions les moins sympathiques et rendre toutes les expériences agréables. La preuve, on vous en propose désormais chez les notaires et dans les centres d’épilation. Des agences immobilières aux boutiques de téléphonie s’adressant à leurs clients premium, en passant par les concessionnaires automobiles, tous les endroits dont on risque de sortir déçus ou dépouillés se sont mis au café offert pour signifier : « Nous ne sommes pas ceux que vous croyez »… Depuis une dizaine d’années, les agences de BNP Paribas proposent même un « café des voisins » avec viennoiseries à l’occasion de la Fête des voisins, « pour tisser des liens avec les commerces de proximité et créer un environnement convivial », explique-t-on à la banque. Des magasins de bricolage aux jardineries, tous ont créé leur « café corner ».

On imagine déjà comment on en est arrivé là. Au service marketing d’une grande banque, quelqu’un a dû s’appuyer sur une de ces études génériques concluant invariablement que le consommateur n’attend pas un produit ou un service, mais une « expérience ». On imagine la réunion pendant laquelle des cadres se sont demandé comment transformer un passage à la banque en « expérience ». Quelqu’un a dû suggérer : « On pourrait proposer un café ? » Ensuite, personne n’a eu d’autre idée. S’imaginer qu’un peu d’arabica suffira à rehausser l’image de son entreprise est devenu tellement convenu que les garages Speedy se sont commandé une publicité dans laquelle on voit une cliente avaler une gorgée de café dans un gobelet en plastique avant de faire la grimace. « Il est pas bon, hein ? », lui demande le garagiste, avant le jingle. « Speedy a été élu service client de l’année, mais pas pour son café. »

La banque préfère sentir le café que sentir la banque. Et le café vous rappelle la supériorité du commerce en dur. « C’est pas une banque en ligne qui vous offrirait ça », se retient d’ajouter votre conseiller.

« Offrir un café est devenu un geste mécanique au même titre que le “sbam” dans un supermarché », observe un directeur d’agence bancaire. Le sbam ? Sourire-bonjour-au revoir-merci. « Parfois, certains clients entreprennent de se servir seuls. Il faut leur rappeler que ça ne se fait pas, tout en évitant que ça entraîne des remarques du genre : “De toute façon, mon compte n’est pas suffisamment intéressant pour que vous m’en offriez un…”. » Car une agence HSBC n’est pas une brûlerie. Mais la banque préfère sentir le café que sentir la banque. Et le café vous rappelle la supériorité du commerce en dur. Quand votre responsable de compte vous tend un café, il se retient d’ajouter : « C’est pas une banque en ligne qui vous offrirait ça. »

Par ailleurs, le café vous laisse croire que vous réalisez une bonne affaire. Les opticiens Grand Optical en proposent systématiquement. Une capsule de café Nespresso à 35 centimes est supposée rendre indolores les 50 euros de coupe-brushing du coiffeur. Le coiffeur remboursera de toute façon ses frais de Nespresso en proposant : « On fait un soin ? » au moment du shampooing, car le soin est le café gourmand du coiffeur, qui augmente de 5 euros toutes les additions.

Surtout pas de self-service

Conséquence : les commerçants qui vous offrent le café ont redéfini la barre du service pour tous les autres. Entendu chez le médecin : « C’est dommage qu’il n’y ait pas de café : chez le coiffeur ça se fait… » Notez d’ailleurs qu’une machine à dosettes en self-service ne suffit plus. Ce qui compte, c’est qu’on vous le serve. D’où l’apparition de miniplateaux sur lesquels on ne pose jamais qu’un gobelet chez le coiffeur ou l’opticien. Le café gratuit s’est même répandu dans les endroits où il ne faudrait surtout pas en répandre : Kenzo en propose à ses bons clients, au risque de les voir en renverser sur des vêtements à 500 euros. À ce niveau d’autodestruction, il ne manquerait plus que les dentistes fassent pareil.

Même les restaurants – des endroits qui font profession de vendre des cafés – s’y sont mis et peuvent ajouter pour appuyer leur sens du service : « Est-ce qu’un deuxième café vous ferait plaisir ? » Depuis que le café est servi gratuitement ailleurs, ils se sentent tenus d’ajouter un spéculoos pour que le breuvage conserve sa valeur. Là, on a envie de leur demander s’ils n’auraient pas plutôt un brushing ou un PEL à proposer.