En Egypte, la musique underground fleurit sur les ruines de la révolution
En Egypte, la musique underground fleurit sur les ruines de la révolution
Par Aziz El Massassi (contributeur Le Monde Afrique, Le Caire)
Les artistes indépendants, icônes du soulèvement populaire de 2011, sont devenus des têtes d’affiche malgré le retour de l’autoritarisme.
Au milieu du concert, le chanteur tourne le micro vers le public. « Dans chaque rue de mon pays, la voix de la liberté appelle », entonnent plusieurs milliers de fans survoltés qui connaissent par cœur le tube « Sout Al Horeya » (« la voix de la liberté »), hymne de la révolution égyptienne du 25 janvier 2011. Blouson en cuir, lunettes de soleil Ray-Ban et tatouages sur le cou et les mains, Amir Eid, le soliste du groupe pop-rock Cairokee, reprendra le micro le temps d’un dernier refrain sur la scène de Sakia, célèbre salle de concert du quartier branché de Zamalek, au Caire.
Cairokee Ft. Abdelrahman Roshdy - A Drop of White | كايروكي - نقطة بيضا / مع عبد الرحمن رشدي
Le 12 juillet, le groupe a sorti un septième album très attendu, Noaata Beida (« une goutte de blanc »), malgré l’interdiction de certains titres par l’organisme public de la censure égyptien, qui délivre les autorisations de diffusion des œuvres. « La mauvaise nouvelle est que, pour la première fois, notre album ne sortira pas sur le marché sous son véritable aspect, la bonne nouvelle est que nos chansons libres resteront disponibles sur Internet », a commenté le groupe sur sa page Facebook.
Une ascension fulgurante
Six ans après la chute de Hosni Moubarak, le retour de l’autoritarisme, incarné par le président Abdel Fattah Al-Sissi depuis 2014, écrase les espoirs de la jeunesse révolutionnaire. Mais les musiciens indépendants, icônes du soulèvement populaire de 2011, n’ont pas été freinés dans leur fulgurante ascension. Depuis la révolution, Cairokee bat tous les records avec ses chansons politiques : deux jours après sa sortie en novembre 2011, son ode à la place Tahrir, « Ya Al Medan », s’est classée numéro un des téléchargements sur Facebook, numéro six sur Twitter et numéro huit sur YouTube. En duo avec la chanteuse Aida Al-Ayouby, c’est l’un des plus grands tubes du groupe.
Cairokee ft Aida El Ayouby Ya El Medan كايروكي و عايده الايوبي
Dans une loge minuscule où se bousculent une poignée d’amis privilégiés, Amir Eid reprend son souffle avec les quatre autres membres du groupe. « La musique indépendante a ouvert le public à des thématiques complètement nouvelles, se félicite le chanteur. D’autres artistes avant nous ont évoqué les problèmes sociaux et politiques de notre pays, bien sûr, mais leur audience était limitée. Désormais, la demande vient du public lui-même. L’évolution de la musique égyptienne depuis la révolution de 2011 repose sur cette sincérité des artistes et du public dans cet événement. »
Alors que, depuis des décennies, les grandes vedettes de la pop, telles les divas Sherine ou Angham, n’hésitent pas à chanter la gloire de l’armée ou la grandeur des dirigeants égyptiens, les artistes de l’underground ont participé et encouragé le soulèvement de 2011 contre le régime de Hosni Moubarak.
« La révolution a permis l’émergence d’une nouvelle génération, soudainement attirée par d’autres formes de pensée et des genres musicaux différents. En ce sens, on ne se considère pas comme un groupe révolutionnaire car nous ne le sommes pas plus que n’importe quel Egyptien fier de ce mouvement », ajoute le claviériste et accordéoniste francophone Sherif Mostafa.
« Le public s’est tout simplement lassé de la mièvrerie des chanteurs de variété », confirme Moustafa Farouk, spécialiste de l’underground au magazine Ain, consacré aux arts et à la jeunesse. « L’underground rompt avec les codes du divertissement, très répétitifs, et propose une alternative à une société conservatrice. La popularité de ce genre musical est une révolution culturelle », conclut le journaliste.
Sponsors et festivals
Avec son répertoire pop-rock mélancolique magnifié par des vidéos romantiques vues des centaines de milliers de fois sur YouTube, le groupe Massar Egbari, à Alexandrie, revendique pleinement cette identité. « Le succès de la musique underground est moins lié à la révolution elle-même qu’à ses suites, estime Ahmed Hafez, fan des Beatles et bassiste de la bande. Est-ce dû à notre façon de produire des chansons selon nos propres innovations et expérimentations ? Dans tous les cas, nous considérons qu’un art important ne peut se dissocier des événements politiques. »
شيروفوبيا - مسار إجباري | Massar Egbari- Cherophobia
Voix rocailleuse puissante et présence scénique ardente, le style de Dina Al-Wedidi tranche aussi avec celui de ses aînées. Avec ses rythmiques folk, latinos et orientales, la plus célèbre interprète féminine de la scène underground égyptienne transporte son public de ballades langoureuses en envolées comiques. Loin, très loin de ces divas adulées de la pop qui se prélassent en robe de haute couture sur des guimauves éculées.
« Le succès de l’underground s’inscrit dans une évolution générale de la jeunesse, souffle Dina Al-Wedidi. Nous sommes une génération en quête permanente de nouvelles expériences, nous aimons suivre notre propre imagination. Avec Internet, il est devenu très facile de se laisser tenter par de nouveaux styles. » Sur la plate-forme Soundcloud, certains des titres de la chanteuse dépassent le million d’écoutes.
Dina El Wedidi - Tedawar W Tergaa (Concert) | دينا الوديدي - تدور وترجع
Populaire, la scène underground ne dédaigne ni le succès ni le marketing. Ces artistes sont les têtes d’affiche du grand festival SoundClash organisé chaque année par la marque de boisson Red Bull. Coca-Cola est devenu de son côté le sponsor de Cairokee, tandis que Dina Al-Wedidi donne de la voix sur le plateau du « Saturday Night Live » égyptien, diffusé par la grande chaîne de divertissement CBC. Underground oui, mais jusqu’à un certain point.