Les « hyènes » du Malawi : « Au début, tout le monde niait l’existence de cette coutume »
Les « hyènes » du Malawi : « Au début, tout le monde niait l’existence de cette coutume »
Propos recueillis par Le Monde Afrique
Au cours de son enquête sur les rites de « purification sexuelle », notre reporter a été confronté à l’omerta qui entoure le sujet dans certaines régions écrasées par le poids des traditions.
Notre série de reportages sur les « hyènes » du Malawi, ces hommes payés par des familles pour « initier » ou « purifier » sexuellement des fillettes et des femmes, a suscité de nombreuses réactions. Autrefois présente dans plusieurs pays d’Afrique de l’Est, en Tanzanie et au Kenya notamment, cette tradition a peu à peu disparu sous l’impulsion des gouvernants. Au Malawi, la loi interdit ces pratiques terribles, mais la coutume demeure dans l’extrême-sud du pays. Amaury Hauchard, l’auteur de cette série, explique dans quelles conditions il a mené cette enquête sur ce sujet tabou et les questionnements auxquels il a été confronté.
Comment avez-vous entendu parler des « hyènes » du Malawi ?
Amaury Hauchard J’ai découvert le sujet via un ami qui avait écouté un documentaire sur le sujet diffusé par la BBC en 2016. J’avais conscience de l’existence de telles pratiques en Afrique de l’Est, mais elles étaient pour moi ancrées dans le passé. A mon arrivée à Blantyre, d’ailleurs, beaucoup de citadins m’ont confié être persuadés que cette tradition n’existait plus. C’est en prenant le temps d’aller dans les régions reculées, de m’asseoir avec les gens, de passer des soirées à discuter autour d’une bière que les langues ont commencé à se délier. Que les camps d’« initiation sexuelle » ont été approuvés d’un hochement de tête, quand tout le monde niait leur existence quelques heures auparavant. A cause de l’affaire Eric Aniva, une « hyène » condamnée pour avoir eu des relations sexuelles non protégées avec plus d’une centaine de filles, le sujet est tabou au Malawi. Personne ne veut prendre le risque d’être jugé ni emprisonné.
Comment avez-vous travaillé sur le sujet ?
Je pense qu’il faut rendre aux ONG le bénéfice du travail accompli, et notamment à Girls Empowerment Network-Malawi, qui lutte d’arrache-pied pour la défense des droits des enfants et des filles. L’association a un site Internet. C’est avec les personnels de cette association malawite que j’ai pu rencontrer des filles et des femmes touchées par le phénomène. Il m’aurait été impossible, en tant que Français, Blanc et qui plus est homme, de discuter comme je l’ai fait, sur la longueur, avec ces filles et ces femmes.
D’autres personnes m’ont aidé dans le travail de traduction et d’enquête : un journaliste local à Nsanje, du personnel humanitaire à Mulanje et à Nsanje, un journaliste de l’AFP à Blantyre… Tous ont été d’une grande aide. La confiance est nécessaire dans la traduction d’un récit aussi poignant que celui d’une fille séropositive de 10 ans ou d’un homme séropositif et « hyène ». Merci à eux.
Cela a-t-il été compliqué ?
Le plus compliqué a été de rencontrer les « hyènes ». J’ai tenu à en rencontrer plusieurs – une dizaine au total – pour essayer de comprendre sans juger. Je dis « essayer », car il est compliqué de porter un regard occidental sur des pratiques culturelles communément admises dans certaines régions du Malawi, un pays qui a pourtant ratifié la Convention internationale de 1989 sur les droits des enfants. On ne peut pas saisir toutes les nuances d’une culture en trois semaines de reportage et quelques mois de préparation en amont.
Evidemment, j’ai été choqué. Evidemment, je ne peux accepter de telles pratiques. Evidemment, je ne peux me résoudre à observer avec neutralité la culture du « kusasa fumbi » – la « purification sexuelle ». Mais comment réagir quand une « hyène » me dit, de but en blanc en début d’interview, les yeux dans les yeux : « Qui êtes-vous, vous qui êtes Européen et qui ne connaissez en rien notre culture, pour me juger ? » Cela pose, inéluctablement, des questions auxquelles il est compliqué de répondre : dans quelle mesure le relativisme culturel doit-il entrer en ligne de compte dans un reportage comme celui-ci ?
J’ai eu ce débat une bonne centaine de fois, avec la rédaction du Monde Afrique à Paris, avec mes proches, et finalement avec toutes les personnes avec qui j’ai évoqué ces reportages avant publication, à propos du ton à adopter pour rendre compte des faits de la meilleure façon possible, sans juger. De ces débats est née l’idée d’une série, pour pouvoir aborder les différents aspects de cette tradition et développer chacun au mieux.
Dans son essai sur l’écriture, Marguerite Duras explique qu’il faut être « plus fort que ce qu’on écrit ». Qu’il a été compliqué de prendre du recul sur ces hommes, sourire aux lèvres, qui demandent quelle fille a bien pu leur transmettre le VIH sans se soucier des dizaines d’autres auxquelles eux l’ont sans doute transmis !
Comment est perçu le sida au Malawi ?
Il faut bien comprendre qu’il y a deux sociétés différentes au Malawi. Les citadins d’une part, dans les capitales politique et économique, Lilongwe et Blantyre, et dans les grandes villes du pays. Et les ruraux d’autre part, 85 % de la population, qui travaillent dans l’agriculture principalement, loin de l’eau courante et de l’électricité.
Les premiers ont un regard averti sur le VIH et veulent le combattre. Les autres, en milieu rural, ont moins conscience des problématiques de santé, selon les ONG rencontrées. Un récent rapport de Médecins sans frontières (MSF) explique que 26 % des personnes admises et 54 % des décès à l’hôpital MSF de Nsanje, dans l’extrême-sud du pays, sont liés au VIH. Le Malawi est l’un des pays les plus pauvres au monde, et le taux de pénétration du virus est l’un des plus élevés du continent africain (près de 10 %).
Dans ces régions rurales, les traditions se transmettent oralement et les ONG déplorent que les nouvelles lois et les mœurs dites « modernes » ne parviennent pas aux oreilles des populations locales. Comme me l’ont dit plusieurs personnes rencontrées, le VIH est perçu par certains comme une fatalité et les pratiques d’« initiation sexuelle » comme une norme. Dans ces régions reculées, les connaissances des risques sanitaires liés aux relations sexuelles non protégées sont très faibles.
Les choses évoluent-elles ?
Le gouvernement fait beaucoup pour lutter contre la tradition du « kusasa fumbi ». L’affaire Eric Aniva a fait grand bruit au Malawi. Un décret sur l’égalité des genres avait déjà été adopté en 2013, interdisant la majorité des traditions locales, mais le gouvernement a décidé d’intensifier sa lutte contre les « hyènes » après la diffusion du reportage de la BBC. A Lilongwe, le porte-parole de la police nationale m’a expliqué que des policiers spécialisés sur ces problématiques ont été envoyés dans les régions les plus concernées.
Mais force est de constater que les résultats sont faibles : à Nsanje, une poignée de « hyènes » seulement ont été arrêtées. A Mulanje, des filles continuent de confier qu’elles ont été dans un camp, il y a un an, deux ans… Un journaliste local à Nsanje m’a dit que les choses changeront véritablement « le jour où les victimes iront voir la police ». Mais le poids de la société et de la culture est tel qu’il y a une véritable omerta sur le sujet et que la sensibilisation demeure difficile.
Joyce Mkandawire, la fondatrice de l’ONG Let Girls Lead, qui fait un important travail sur le terrain, a eu ces propos qui résument bien la situation : « Il faut changer les mentalités en ayant du tact. Si on arrive avec nos voitures et nos vêtements propres et qu’on leur dit qu’il faut qu’elles arrêtent la purification sexuelle alors qu’elles font ça depuis toujours, elles ne nous écouteront pas. Il faut continuer de travailler, et c’est le temps qui fera changer les choses. »
Enfin, pour répondre à d’innombrables commentaires relayant les pires clichés sur une Afrique prétendument arriérée, je travaille aujourd’hui pour l’AFP dans un pays d’Afrique centrale où le principal journal mettait en première page, jeudi 27 juillet, le délibéré d’un procès pour viol sur mineure. Le pédophile a été condamné à vingt ans de prison ferme, comme il l’aurait été en France et partout ailleurs.
Sommaire de notre série Les hyènes du Malawi ou le terrible « apprentissage » du sexe
Plongée en quatre reportages dans l’extrême sud de ce pays d’Afrique de l’Est, où la tradition exige que les jeunes filles et les femmes soient régulièrement « purifiées sexuellement ».
INFOGRAPHIE LE MONDE