« Une femme douce » : humiliée et offensée dans l’enfer postsoviétique
« Une femme douce » : humiliée et offensée dans l’enfer postsoviétique
Par Jacques Mandelbaum
Le réalisateur ukrainien Sergei Loznitsa asphyxie son troisième long-métrage sous son amertume.
Retour de la compétition cannoise, où il n’a pas recueilli que des compliments, Une femme douce est le troisième long-métrage de fiction de Sergei Loznitsa. A 52 ans, cet Ukrainien, qui l’a connu au temps de sa « splendeur », s’est fait l’explorateur d’un système soviétique tombant en charpie, et aussi du regain de tous ses vices dans le monde postsoviétique.
Dans Une femme douce – qui fait plus penser au Château de Kafka qu’à la nouvelle homonyme de Dostoïevski –, l’ambiance est d’emblée soviétique. Champs de blé, chanson populaire lyrique en fond sonore, baraque en bois isolée, bus hors d’âge, héroïne fatiguée qui en descend.
L’argument se noue à la poste, où la femme vient chercher un retour à l’expéditeur, colis envoyé à son mari en prison et refusé sans explication. On ne le sait pas encore, mais le début de l’enfer commence ici. Dans ce retour inexpliqué, dans l’obligation où elle est de le payer, dans la méchanceté de la grosse blonde peinturlurée qui, de l’autre côté du guichet, lui signifie son mépris. D’autres guichets et d’autres salauds se dresseront, innombrables, sur son chemin, dès lors qu’elle aura décidé, inquiète, d’aller porter elle-même le paquet à son mari.
Voyage infernal et dantesque, qui voit la pauvre femme, percluse dans une incompréhension et une douleur muettes, chercher à rencontrer l’emprisonné et se heurter, de scène en scène, à l’éventail complet des rétorsions d’un système oppressif qui réduit la société à une geôle. Le bus rempli de mégères venimeuses. Le train occupé par des patriotes obtus. Les matons sadiques. Les flics corrompus. Les matrones perverses. Les alcooliques déments. La pègre partout, et les filles qui vont avec. Le tout dans un environnement sordide où la délégation pour les droits de l’homme, tenue par deux délégués tremblants, relève de la pure bouffonnerie.
On savait Loznitsa capable d’un certain sardonisme, mais il faut avouer qu’il en met ici une dose si forte qu’elle asphyxie le film sous son amertume. C’est aussi sans doute que le système qu’il stigmatise, loin d’être abattu, perdure, sous d’autres oripeaux, plus que de raison.
Farcesque et tragique
Victime de la stupidité des puissants et de la cupidité hargneuse des médiocres, l’héroïne subit de bout en bout un sort qui fait d’elle l’emblème de l’immémoriale humiliation du peuple russe, du sacrifice qu’on ne sait quelle force obscure du destin lui assigne depuis la nuit des temps. Jusqu’à ce qu’une fin baroque, farcesque et tragique à la fois, située dans une datcha onirique, convie tous les personnages du film, rassemblés autour d’un banquet, à faire l’apologie du système.
Comment, à ce moment-là, qui tente in extremis d’emporter le film sur les ailes de la fantasmagorie, ne pas penser que Loznitsa a sans doute tenté le grand œuvre qu’Alexeï Guerman, en son temps et sur le même sujet, avait réussi avec Khroustaliov, ma voiture ! (1998) ? Film non moins rageur, non moins sarcastique, non moins vitupérant, mais pétri, pour tout dire, d’une humanité qui manque à celui-ci. Ce rendez-vous manqué ne devrait pas faire oublier l’immense talent de l’auteur de My Joy (2010), road movie cataclysmique, et de Dans la brume (2012), film de guerre mélancolique et empoisonné.
Deux actualités rappellent par surcroît à la mémoire, l’une un versant méconnu de son œuvre gagnant à ne plus l’être (huit de ses documentaires, dépouillés et pleins d’un humour absurde, à découvrir aux Editions Potemkine), l’autre une analyse fouillée de son œuvre dans la revue Images documentaires (n° 88/89, juillet 2017). De quoi s’occuper dans l’attente du suivant.
Une femme douce - Bande annonce
Film franco-allemand de Sergei Loznitsa. Avec Vasilina Makovtseva, Marina Kleshcheva, Lia Akhedzhakova (2 h 23). Sur le Web : www.hautetcourt.com/film/fiche/312/une-femme-douce