Un parti politique, l’Union pour la démocratie et pour la paix en Côte d’Ivoire (UDPCI), obligé de démentir officiellement la nomination de son patron, Albert Toikeusse Mabri, au poste de médiateur de la République, le 14 août 2017 : « Les informations circulant sur les réseaux sociaux et relayées par la presse ne sont pas avérées », dit le communiqué.

Un ministre de la défense, Hamed Bakayoko, raillé sur les réseaux sociaux, quelques jours auparavant, pour avoir déclaré, lors d’un meeting de soutien au président Alassane Ouattara, qu’il n’y avait avant son accession au pouvoir, en 2011, « même pas d’hôtels [et] pas d’avions » en Côte d’Ivoire – un buzz ensuite repris par les médias traditionnels.

De prime abord, ces deux épisodes n’ont aucun lien. À y regarder de plus près, pourtant, ils ont le même catalyseur : l’Observatoire démocratique en Côte d’Ivoire, dit ODCI. Vous ne savez pas ce que c’est ? Vous n’en avez jamais entendu parler ? Vous êtes excusés dans les trois cas suivants : vous n’êtes pas ivoirien, vous n’avez pas de compte Facebook ou… vous ne comprenez pas Facebook.

Cohortes de trolls

« ODCI », comme l’appellent communément les internautes ivoiriens, c’est un groupe Facebook qui compte aujourd’hui un peu plus de 97 000 membres. À la fois peu et beaucoup dans un pays où 3 millions de personnes ont un compte sur ledit réseau social. Initié en 2009 par l’homme d’affaires ivoirien Thierry Coffie, le groupe est devenu au fil des ans un incontournable de la webosphère ivoirienne.

Acteurs ou militants politiques (et leurs cohortes de trolls), journalistes, étudiants, observateurs de la vie politique, membres du groupe ou simples visiteurs… Sur ODCI, tout le monde se retrouve. Même si la politique en est la matière dominante, les actualités sportives, économiques et culturelles y sont aussi partagées – et débattues.

« C’est un sondage permanent et participatif. Le but, c’est de permettre aux gens d’échanger des idées, de questionner, de prouver que, dans ce pays où la politique a fait tant de dégâts, on peut être de différents bords politiques sans être des ennemis », explique Thierry Coffie, qui assure n’être engagé « pour aucune des offres politiques ivoiriennes actuelles mais pour la promotion de la démocratie ».

Catalyseur de buzz, bon ou « bad », ODCI peut aussi s’avérer une formidable caisse de résonance pour ceux qui souhaitent partager informations, faits historiques, événements et projets. Lors des récentes mutineries (en janvier et mai 2017), le groupe est ainsi devenu le carrefour où les Ivoiriens suivaient le cours des événements, au fil des témoignages (vérifiés ou non), photos (idem), articles de presse véritables et communiqués officiels. ODCI, on aime ou on déteste, mais on y fait quoi qu’il en soit un tour pour voir ce qui fait la une.

« Sur le fond, il n’y a pas de limites, chacun peut dire ce qu’il veut. Sur la forme, en revanche, il y en a. Nous avons une charte, qu’il faut respecter, et nous n’acceptons pas, par exemple, les insultes », ajoute Thierry Coffie. Voilà pour la théorie.

Modérateurs bénévoles

Dans la pratique, la quête d’un dialogue apaisé est un peu plus compliquée… Une douzaine de personnes, « bénévoles » et « de tous bords politiques », selon M. Coffie, animent et, surtout, modèrent le groupe. Une troupe nécessaire pour filtrer les messages, les attaques ad personam, les insultes et autres dérapages qui, malgré tout, y fusent. Cette volonté d’« encadrer » tout de même le forum s’illustre également par la décision d’en limiter le nombre de membre. Des milliers de demandes d’adhésion restent ainsi sans réponse.

« Abidjan a toujours été la ville de la viralité, de la rumeur. Dans les années 1980 et 1990, on appelait ça Radio-Treichville [du nom d’une commune populaire et emblématique d’Abidjan], relate un observateur de la vie politique ivoirienne. ODCI, c’est Radio-Treichville qui a simplement trouvé des moyens modernes de se réincarner. À la différence qu’il n’y a plus de nivellement dans la parole publique : tout le monde descend dans l’arène, dans la boue. »

« Lorsque je suis sur ODCI, je retrouve mon pays, explique pour sa part Christianne Gueï, 33 ans, membre du forum depuis deux ans et modératrice depuis six mois. On sort d’une crise postélectorale [2010-2011] très douloureuse, il y a donc des antagonismes profonds, des gens en colère, des passionnés, des modérés, il y a de tout. Mais il y a surtout une envie des Ivoiriens de s’exprimer. Dans un pays où la libéralisation de l’audiovisuel tarde, où tout le monde n’a pas accès aux médias publics, ODCI représente un espace, nécessaire, où tout le monde peut s’exprimer, librement et gratuitement. »

Contrairement à la plupart des pays de la sous-région (comme le Sénégal, le Mali, le Togo ou le Bénin), la Côte d’Ivoire ne compte en effet aucune chaîne de télévision privée. Annoncée en février 2016, la libéralisation de l’audiovisuel qui mettra un terme au monopole de la Radio télévision ivoirienne (RTI) devrait devenir réalité début 2018, avec l’arrivée d’au moins quatre chaînes privées. La situation de la presse, elle, est plus paradoxale. Si le pays a gagné cinq places (81e sur 180 pays) dans le classement 2017 de Reporters sans frontières (RSF) sur la liberté de la presse, il s’illustre aussi par des arrestations de journalistes (en février et août) pour « divulgation de fausses nouvelles ».

Une situation que déplore Daouda Coulibaly, journaliste et blogueur ivoirien. Lui a été membre d’ODCI mais ne l’est plus. Il y trouve d’ailleurs, et paradoxalement, la liberté d’expression trop restreinte, à géométrie variable. « L’Etat ivoirien doit accélérer la libéralisation de l’audiovisuel pour qu’il y ait des cadres dans lesquels tout le monde peut s’exprimer, estime-t-il. En attendant, ODCI, mais aussi certains des sous-groupes qu’il a engendrés, deviennent des exutoires pour la jeunesse ivoirienne, avec toutes les dérives que cela peut comporter. »

« Tendance au lynchage »

Ce constat, Bruno Koné, le ministre ivoirien de la communication et porte-parole du gouvernement, ne le partage qu’à moitié. Il admet que le rôle du groupe est important en Côte d’Ivoire – car il est « à l’image de ce qu’est le pays aujourd’hui » – et y regrette une certaine « violence verbale ». Mais il ne voit pas du tout le lien avec la libéralisation de l’audiovisuel ivoirien.

« Si les médias publics ivoiriens étaient plus ouverts – même s’ils le sont déjà et donnent la parole aux opposants lorsque c’est nécessaire –, cela ne changerait rien à la violence des débats sur les réseaux sociaux. Bien au contraire, cela l’alimenterait même peut-être davantage, dit-il. C’est l’industrie médiatique en elle-même qui change, partout dans le monde, avec une participation de plus en plus vive des citoyens au débat public, et avec tout un chacun qui peut s’improviser journaliste. »

Les journalistes, justement, souvent pointés du doigt par des internautes ivoiriens qui estiment qu’ils ne font pas assez bien leur travail, voient plutôt en ODCI un outil supplémentaire mis à leur disposition. « C’est un groupe sur lequel il y a souvent des avis pertinents et documentés. Pour nous, c’est une matière première, qu’il convient de travailler ensuite. Passer des coups de fils, recouper l’information, etc. ODCI n’est pas un concurrent pour le journaliste, c’est plutôt complémentaire au travail journalistique », déclare Alafé Wakili, journaliste et patron du quotidien L’Intelligent d’Abidjan.

Il poursuit : « Il faut néanmoins faire attention à la tendance au lynchage qui existe dans ce groupe, qui répond parfois à des intérêts individuels ou politiques. On entend de plus en plus un petit vent de révolte contre ODCI, de la part de gens qui n’ont plus l’impression de profiter d’ODCI mais le sentiment de le subir. » Voilà, vous êtes prévenus.