Pour Catherine Clément, « la mythologie est un outil de transgression »
Pour Catherine Clément, « la mythologie est un outil de transgression »
Propos recueillis par Christophe Averty
Marraine de la nouvelle collection du « Monde », « Mythologie », la philosophe et romancière analyse la place qu’occupent les divinités grecques et latines dans la culture occidentale, leur modernité et leur influence encore vivace.
Philosophe française, romancière, féministe et critique littéraire, Catherine Clément est l’auteure du « Dictionnaire amoureux des dieux et des déesses ». Ici chez elle, le 6 juin. / ED ALCOCK/M.Y.O.P.
Dieux et mythes sont le miel de Catherine Clément. Philosophe et auteure, notamment du Dictionnaire amoureux des dieux et des déesses (Plon, 2014), elle porte un regard érudit et sans tabou sur les récits antiques et en expose sa vision.
D’essais en romans, de conférences en feuilletons radiophoniques, les mythes tiennent une grande place dans votre réflexion et vos récits. D’où votre proximité au monde antique vient-elle ?
De ma petite enfance, je garde le souvenir des bombes. C’était en 1944, j’avais 5 ans. Je me trouvais dans un petit village entre Angers et Saumur. Obligés de lâcher leurs bombes avant de repartir, les B-52 américains pilonnaient la Loire, dans un terrifiant vacarme de sifflements et d’explosions. Face à cet effet de saisissement que la peur inflige, j’avais développé une aptitude à lire sans avoir jamais appris. Ce phénomène touche parfois les enfants de la guerre. C’est ainsi, pour me protéger, que j’ai fait la connaissance de Zeus et des dieux de l’Olympe, en m’emparant d’un livre superbement illustré par John Flaxman (1755-1826) qui égrenait les grands mythes gréco-latins. Hasard ou destin, ce dessinateur néoclassique a d’ailleurs été choisi pour illustrer la collection que je parraine.
En images et en mots, la mythologie m’a révélé un univers fantastique, merveilleux et terrible, où des êtres surhumains étaient non seulement capables de faire tonner la foudre, à la place des avions, mais pouvaient aussi symboliquement les réduire à néant. Dieux et mythes m’ont préservée de tout ce qui se passait autour de moi. M’aidant à traverser la guerre, ils ont aussi suscité une insatiable curiosité et une soif de connaissances au point qu’en classe de troisième, au lycée Victor-Duruy, mon professeur de lettres m’a confié un cours de mythologie. Depuis, j’y ai pris goût, surtout en Inde où les dieux sont vivants.
La collection du « Monde », « Mythologie », dont vous êtes l’ambassadrice, embrasse les grands récits de la Grèce et de la Rome antiques, découverts dans votre enfance. Y avez-vous puisé un enseignement ?
J’ai appris des dieux gréco-romains qu’ils ne sont jamais seuls, ni jamais libres. Qu’ils soient libertaires ou libertins, ils sont tenus par le grand serment par le Styx, peuvent être punis et perdre un temps leurs pouvoirs. Zeus, tout-puissant détenteur de la foudre, capable de se transformer en taureau ou en pluie d’or, se fait pourtant piéger par plus rusé que lui. Arès, dieu de la guerre, est un immortel dont le corps saigne. Pétries de contradictions, les divinités grecques et leurs homologues latines ne peuvent exister les unes sans les autres. Liés entre eux, leurs mythes se déclinent au pluriel. Cette riche diversité est porteuse d’imaginaire.
La mythologie fabrique et soutient la représentation. Elle est, je pense, un outil de transgression ; je n’y vois pas de portée philosophique ni morale. Quant aux valeurs religieuses qu’elle embrasse, la distance qui nous sépare des temps anciens nous fait parfois oublier l’essentiel : ces dieux ont été l’objet de cultes fervents et ils inspiraient la terreur. La fumée des sacrifices était leur nourriture. En traversant l’Inde, où j’ai vécu cinq ans, j’ai pu mesurer l’omniprésence et la proximité d’innombrables divinités. Cette profusion donne une idée de ce que pouvaient être, en son temps, la religion et les rites polythéistes des Grecs et des Latins, jusqu’à l’interdiction du paganisme, par arrêté impérial, au IVe siècle de notre ère.
Quelles traces, survivances ou rémanences sont encore lisibles aujourd’hui, dans le roman, la musique, les arts plastiques ?
En regard du roman, l’anthropologue et ethnologue Claude Lévi-Strauss a comparé la mythologie à un torchon humide qu’on essore. Une fois ôtée toute l’eau du mythe qui l’imprègne, perle la « goutte du roman ». Cette image s’applique dans toute la tradition romanesque jusqu’au XXe siècle. Paul Claudel en est un exemple éminent. Mais dans la littérature contemporaine française, les liens semblent plus distendus. Hormis Pascal Quignard, qui en reste assez proche, je ne vois ni dans l’œuvre de Virginie Despentes, que j’admire, ni dans celle de Michel Houellebecq de traces décelables. Au début du XXIe siècle, le roman semble se centrer davantage sur l’individu, sa famille et son environnement immédiat, tandis que d’autres écrivains cherchent plutôt à établir de nouvelles entités divines.
C’est, à mon avis, dans le domaine musical que les passerelles sont les plus nombreuses. Dès le XVIIe siècle, la représentation des dieux et la référence aux mythes gréco-latins y sont éclatantes. Les opéras de Monteverdi et de Gluck feront descendre Orphée aux enfers. Le roi Louis XIV, qui s’identifie volontiers à un Apollon solaire sur son char, fait mettre en scène dans la musique et le ballet baroques la plupart des dieux et héros. Au XIXe siècle, si Wagner utilise la mythologie nordique, Offenbach, notamment dans La Belle Hélène, assez proche du ton des textes anciens, crus, légers et joyeux, popularise l’Olympe avec l’opéra-bouffe. Plus proche de nous, une œuvre comme Doctor Atomic, de John Adams, qui évoque l’heure qui précéda le bombardement d’Hiroshima, est empreinte d’une atmosphère mythique. Si les dieux en sont absents, la dimension d’une transcendance incarnée s’y déploie avec la force du mythe.
Dans la tradition figurative, la mythologie s’inscrit entre peinture d’histoire et peinture religieuse, permettant souvent à l’artiste de contourner les censures de l’Eglise et du pouvoir. Francisco Goya s’illustre par exemple avec son Saturne [Cronos] dévorant un de ses enfants, peint au XIXe siècle, directement sur un mur de la salle à manger de sa maison (la Quinta del Sordo), près de Madrid. Ainsi, des fresques de Pompéi à la Renaissance italienne – avec la célèbre Naissance de Vénus de Botticelli –, des artistes baroques aux Lumières, des romantiques aux peintres modernes, la mythologie aura constamment habité l’histoire de la peinture. Chacun des volumes thématiques de la collection du Monde en décline d’ailleurs de nombreux exemples.
Au cinéma ou dans les séries télévisées, les dieux sont-ils identifiables sans une connaissance préalable des grands mythes ?
La mythologie a été pendant des siècles la base culturelle des élites européennes, qui ont étudié le grec et le latin. Elle est un fondement des enseignements classiques en Europe qui aujourd’hui, et tant mieux, reviennent en force. Car la redécouverte des grands récits, où s’imbriquent fantastique et merveilleux, réel et métaphysique, n’a rien d’anachronique. S’initier aux mythes, c’est en saisir et en décrypter les codes et les références, comme on revient aux sources de sa propre culture.
Lorsque Christophe Honoré adapte pour le cinéma le poème épique d’Ovide Les Métamorphoses, le réalisateur, à la place du taureau, transfigure le personnage de Zeus en un conducteur de camion rouge, rapide et dangereux, donnant un corps divin à un objet de la vie quotidienne. Dans un environnement périurbain, le cinéaste campe le désir des dieux sur les mortels, le doute, la prophétie… L’œuvre latine d’Ovide s’incarne dans la chair, les gestes et l’énergie de jeunes d’aujourd’hui, offrant une observation aiguë de la nature. Dès lors, le récit millénaire qui retrace la naissance et l’histoire du monde gréco-latin n’a pas pris une ride.
L’enlèvement d’Europe, Bacchus entouré des bacchantes, Actéon surprenant Diane au bain, Io transformée en génisse se dévoilent dans la sensualité d’un temps suspendu. Dans cette œuvre, comme dans toute autre inspirée d’un mythe, si l’on veut saisir la force des symboles, le récit offre les clés d’une lecture multiple. Dans un registre différent, comme l’univers des superhéros des séries télévisées, les pouvoirs destructeurs des dieux antiques sont étendus à des adolescents. Le don d’ubiquité, la translation fulgurante, la maîtrise du feu ou de la foudre, la faculté de se transformer sont des apanages empruntés aux anciens. Lorsque l’on se réfère aux récits antiques, on constate que la science-fiction, la fantasy n’ont au demeurant rien inventé de vraiment nouveau, ni d’autonome.
La mythologie aurait-elle un pouvoir d’anticipation ?
Là réside toute la fascinante étrangeté de ces textes. La mythologie porte en elle une provision de concepts potentiellement applicables dans le futur. Le monde des anciens semble avoir déjà envisagé des problématiques qui commencent seulement à nous concerner depuis quelques décennies. On aura remarqué que les dieux et déesses sont capables de procréer seuls, de s’autoengendrer, de changer à leur gré de sexe et d’apparence. Aphrodite naît de l’écume que produisent la semence et le sang d’Ouranos tombée dans la mer. Elle est parfois représentée avec un sexe masculin, donc bisexuée. Héra tombe enceinte en cueillant une fleur dans le jardin de Flore. Zeus enfante Dionysos de sa cuisse, Athéna jaillit de sa tête, et il peut prendre, pour séduire déesses, nymphes et mortelles, l’aspect de l’animal ou de l’élément de son choix, du cygne ou du nuage.
Plus de deux millénaires avant nos débats enflammés sur la procréation médicalement assistée (PMA), la gestation pour autrui (GPA) ou encore le transgenre, la mythologie touchait l’imaginaire des sujets humains. De même, l’hermaphrodisme, qui a posé et pose d’épineux problèmes juridiques dans les sociétés occidentales, apparaît chez les anciens aux côtés de toutes les autres différences. Précis, cru, saignant et sanglant, le mythe embrasse le désir, les sexualités les plus diverses et les questions liées à la reproduction sans souci moral ni tabou. Les récits symboliques de l’Antiquité semblent annoncer les temps où nous sommes. Nous abordons l’ère des robots, qui sait quelle mythologie s’y révélera ?
Vous traitez les dieux de tous horizons comme des êtres vivants. Auraient-ils sur vous une influence comparable à celle exercée jadis sur leurs fidèles ?
Ils sont mes compagnons depuis l’enfance et sont là quoi que je fasse. Réfractaire à toute religion et à toute croyance, je les étudie sans aucun mysticisme. Mais je les connais bien. Ils sont, par leur mythologie, une métaphore de l’humanité. L’Inde, où proverbialement ils seraient 300 millions – on peut en dénombrer au moins 1000 –, me semble être un utile point de comparaison pour comprendre les cultes et sacrifices que leur dédiaient Grecs et Latins. Vivants, ils sont hauts en couleurs et se tiennent derrière chaque homme. Morts, ils sont blancs, de marbre, figés. L’historien et anthropologue Jean-Pierre Vernant a magnifiquement décrit les dieux grecs. De haute taille, ils dépassent les humains. La peau claire et les yeux rayonnants, ils règnent sur les mortels. Or, cette vision possède aussi sa résonance contemporaine. L’élément mythique qui rend leur peau claire se vérifie, par exemple, dans le succès des dangereux produits éclaircissants. Plus hauts vous êtes, plus votre peau est blanche. Cette logique de caste n’a pas disparu !
En ramenant sans cesse le mythe au réel, empruntez-vous volontairement un chemin de traverse pour comprendre le monde d’hier et les possibles du devenir de l’homme ?
L’univers des dieux n’est pas si lointain. Par nombre d’aspects, il demeure à l’image du nôtre, où cruauté, vengeance, trahison, inceste, infanticide s’affichent à la « une » des journaux. Le temps suspendu des anciens embrasse désir et passions, démesure et faiblesse, ruse et jalousie, violence et plaisir, sexe et transgression. La filiation est son obsession. Elle sous-tend l’invention de sa genèse, cette cosmogonie complexe aux multiples ramifications, concrétisant le grand œuvre de chaque civilisation. Cette mythologie, issue des rites, cultes et légendes, nous rapproche de nos origines polythéistes. Frondeuse, dédaigneuse des principes moraux qui se sont immiscés dans les sociétés, elle opère non par magie mais par efficacité symbolique. Car le symbole agit sur le corps (c’est d’ailleurs le principe du psychanalyste, du chaman ou du guérisseur).
Le mythe met en lumière les interrogations humaines, les forces de l’esprit, la mutation sensible des corps et des êtres. Ainsi, la mythologie serait capable de rapprocher les civilisations, rendant systématique et claire la lecture de thématiques universelles. C’est pourquoi Claude Lévi-Strauss (Du miel aux cendres, Plon, 1967, rééd. 2009), Yves Bonnefoy (Dictionnaire des mythologies et des religions des sociétés traditionnelles et du monde antique, Flammarion, 1981, rééd. 1999) et nombre de théoriciens s’attachent aux rapprochements, aux comparaisons qui éclairent ces réalités communes.
Par l’œuvre du temps et des réécritures, le mythe aurait-il pâti d’une forme d’érosion, voire de censure ?
La puissance des trois grands monothéismes (christianisme, judaïsme et islam) a oblitéré, étouffé, enseveli le polythéisme. Au XIXe siècle, l’image qui nous a été transmise des dieux du monde ancien s’est édulcorée, même si elle garde sa force symbolique. Par exemple, Médée aujourd’hui ? Une migrante, fille du soleil lointain, dotée en Gitane guérisseuse, du pouvoir de soigner et de tuer. Voulant aider son amant Jason dans le défi de la quête de la Toison d’or, elle découpe son petit frère, en éparpille les morceaux et du même coup ralentit son père lancé à leur poursuite, qui récupère un à un les restes de son fils. Or, si Médée représente l’infanticide, elle incarne aussi la victime abusée et l’étrangère rejetée. Aphrodite, quant à elle, n’est pas seulement la douce déesse. La Trop Belle est redoutable, pouvant infliger la folie d’amour et les tourments qu’elle engendre. Elle sera, à ce titre, en séduisant Pâris, l’une des instigatrices de la guerre de Troie.
Pour ce qui concerne Ulysse, le mythique voyageur représente aussi le mensonge, la ruse, la filouterie, l’infidélité. Cette dualité quasi constante des dieux, jouets de leur destin, est induite dans les textes. Les divinités grecques et latines sont une projection des hommes, magnifiée, hypertrophiée dans leur beauté, leurs pouvoirs, leurs lois, leurs cruautés et leurs défauts.
La mythologie est-elle vivante ? De nouveaux mythes font-ils encore leur apparition ?
A nouveau, l’Inde. Il y a quelques années, créée par un instituteur intelligent, une nouvelle entité divine est née, Aidsamma la déesse du sida (AIDS) qui a la tête du virus et prône l’usage du préservatif. La réappropriation de la mythologie nordique (avec les dieux Thor, Odin…), magnifiquement exploitée par Wagner, a servi l’idéologie nazie. Aujourd’hui même, le parti d’extrême droite indien prêche la prédominance absolue de Ram, un simple avatar de Vishnou, qui a servi de prétexte « sacré » à la destruction de la mosquée Babri, assortie de massacres en 1992. Ainsi, un dieu sorti du lot peut vite devenir un instrument criminel.
En tant que romancière, vous employez-vous à préserver les mythes de l’oubli ?
Au quotidien, je reste troublée par les coïncidences et les parallélismes qui s’interposent entre actualité et mythologie. Chaque fait divers lu dans la presse trouve sa version dans un récit lointain, l’y renvoyant avec force. Bien que le mythe ne soit pas l’ancêtre du roman, il en transmet l’esprit et en possède les ressorts, comme en témoigne la collection « Mythologie » du Monde, et transpose le mythe, comme je m’y emploie dans mes livres, dans une verve romanesque. Car, ne l’oublions pas, les dieux sont là. Présents grâce à une longue chaîne de textes qui vit encore. Ils n’attendent de nous qu’une seule chose : qu’on garde la chair, la truculence et la vivacité qu’ils portent en eux, pour célébrer et savourer un héritage nourrissant comme le nectar et l’ambroisie.