Les risques de l’état d’urgence permanent
Les risques de l’état d’urgence permanent
Editorial. Pour sortir de cet état d’exception en vigueur depuis les attentats du 13 novembre 2015, le gouvernement a rédigé un projet de loi qui en reprend, de façon légèrement amendée, les principales dispositions.
Editorial du « Monde ». Personne n’ignore la sinistre litanie des attentats terroristes qui ont frappé la France ces dernières années. Notre pays est l’une des cibles privilégiées de la violence djihadiste qui métastase depuis le Moyen-Orient. Les défaites en Syrie et en Irak de l’organisation Etat islamique n’y mettront pas un terme dans l’immédiat : les quelques milliers de Français enrôlés sous cette bannière vont chercher, d’une manière ou d’une autre, à regagner le sol national et y constitueront une menace supplémentaire. Le président de la République et le gouvernement le savent mieux que quiconque, puisqu’il leur revient la responsabilité de protéger les Français.
Parce que, au bout du compte, c’est la démocratie elle-même qui est visée, il est légitime qu’elle cherche à se défendre. Elle l’a fait. Depuis les tueries perpétrées par Mohamed Merah à Toulouse et à Montauban en mars 2012, quatre lois spécifiques ont été adoptées pour renforcer l’arsenal pénal de lutte contre le terrorisme, et plusieurs autres textes connexes (sur le renseignement, la surveillance des communications, les interceptions de sécurité…) ont complété ce dispositif. Plus encore, depuis les attentats de Paris de novembre 2015, l’état d’urgence a été instauré en France et prolongé jusqu’à aujourd’hui.
Transposition
Etat d’exception par définition, il ne pouvait être pérennisé sans remettre en cause l’Etat de droit. Le président de la République l’a dit le 3 juillet, devant le Parlement réuni en Congrès : « Je rétablirai les libertés des Français à l’automne, parce que les libertés sont la condition de l’existence d’une démocratie forte. » L’état d’urgence a donc été prolongé une dernière fois jusqu’au 1er novembre pour permettre au gouvernement d’en organiser la sortie. Tel est l’objet du projet de loi préparé en juin, adopté par le Sénat en juillet et qui arrive en discussion devant l’Assemblée nationale.
En réalité, ce texte s’emploie à transposer – certes de façon légèrement amendée – les principales dispositions de l’état d’urgence dans le droit ordinaire : assignation à résidence (élargie à la commune de l’intéressé), perquisitions administratives (après autorisation du juge des libertés et de la détention, mais dont on voit mal comment il pourrait la refuser dès lors qu’il s’agirait d’une menace terroriste), possibilité pour les préfets de fermer des lieux de culte jugés dangereux… Autant de mesures qui transfèrent au pouvoir exécutif et à la police des prérogatives de la justice. Quant aux contrôles aux frontières rétablis en novembre 2015, en dérogation aux accords de Schengen, le gouvernement veut les pérenniser dans un rayon de 20 km en retrait des frontières elles-mêmes, mais aussi autour des points d’entrée des étrangers en France (aéroports, gares…), permettant une large extension des contrôles d’identité.
Si le Conseil d’Etat a validé ce projet, de nombreux juristes, le défenseur des droits, Jacques Toubon, ou la Commission nationale des droits de l’homme ont mis en garde contre cette banalisation d’un état d’exception et le renforcement de ce que Mireille Delmas-Marty, éminente juriste, a qualifié de « société de suspicion ». Convaincu de répondre à l’attente de l’opinion, le gouvernement reste déterminé à faire voter ce texte en l’état, voire à le durcir encore. Il a tort. Gommer le contrôle de la justice affaiblit l’Etat de droit. L’impératif de la sécurité ne peut conduire à la remise en cause des libertés individuelles, l’ADN d’une démocratie.