TV : dans « Frantz », François Ozon tient l’émotion à distance
TV : dans « Frantz », François Ozon tient l’émotion à distance
Par Isabelle Regnier
Notre choix du soir. Le cinéaste a tourné en allemand et en noir et blanc pour détourner le propos de « L’Homme que j’ai tué », d’Ernst Lubitsch (sur Canal+ Cinéma à 20 h 50).
FRANTZ Bande Annonce (Pierre Niney - 2016)
Durée : 02:04
François Ozon, qui n’aime rien tant que mettre son style froid et son regard acide à l’épreuve des formes et des sujets les plus variés, se penche ici sur une pièce de Maurice Rostand, vibrant plaidoyer pacifiste écrit au lendemain de la première guerre mondiale qui fut porté à l’écran par Ernst Lubitsch, en 1932, dans L’Homme que j’ai tué. Et ce avec l’idée d’en détourner radicalement le propos.
Le film s’ouvre sur une bourgade allemande endeuillée par la guerre, où une jeune fille (Paula Beer, belle révélation) fleurit chaque jour la tombe de Frantz, son amant mort au front. Elle passe le reste de ses journées à consoler ceux qui auraient dû devenir ses beaux-parents et qui la considèrent comme leur fille. L’arrivée d’Adrien, soldat français juste démobilisé (Pierre Niney), qui se présente comme un ami de Frantz, va ramener de la joie en faisant revivre le disparu à travers les récits qu’il fait de leur amitié tout en attisant, dans le voisinage, le ferment de la haine anti-Français.
Tourné en noir et blanc (avec des surgissements intempestifs de couleur), Frantz reprend presque telles quelles des scènes du film de Lubitsch mais, au lieu d’adopter le point de vue du soldat français, il se place du côté de la famille allemande. Après une réaction de défiance, les parents du défunt et la jeune fille se laissent envoûter par les histoires de cet ange tombé du ciel, qui a tant à voir avec celui qui fut son ami qu’il en vient presque à prendre sa place.
Paula Beer (Anna) et Pierre Niney (Adrien) dans « Frantz », de François Ozon. / MANDARIN PRODUCTION
Dans cette histoire vouée à l’origine à prôner la réconciliation entre les peuples, et qu’il prolonge par une partie inventée, François Ozon s’intéresse à la mécanique de la croyance et de l’aveuglement, à la charge fantasmatique qui s’engouffre dans le non-dit, dans les décalages de points de vue, de timing, de langue, de culture, de classe sociale… S’il s’est toujours intéressé à l’écart entre ce que l’on montre de soi et ce que l’on cache, au vertige libérateur qu’induit chez les individus la subversion de la norme, il transfère ici au récit les pouvoirs de mystification dont il a longtemps investi ses personnages : Marina Vacth dans Jeune et Jolie, qui menait une double vie de lycéenne modèle et de call-girl, Romain Duris dans Une nouvelle amie, qui se déguisait secrètement en femme, pour ne citer que ces deux films. Fausses pistes, chausse-trapes, tout paraît bon pour faire tourner le spectateur en bourrique.
Souffle mélodramatique étouffé
Ces renversements de perspective permettent d’affiner, en en creusant le mystère, la peinture psychologique des deux personnages principaux – dont la délicatesse résonne avec celle des tableaux romantiques allemands qui inspirent certaines scènes. Face à Anna, intègre et exaltée, qui fait l’apprentissage de la perte, de l’amour et de la trahison, Adrien se révèle sensible mais ambigu, sans que l’on sache jamais vraiment ce qui – névroses de sa grande famille bourgeoise ou atrocités de la guerre – a miné sa force de caractère. Malgré la trame ample et romanesque du récit, le souffle mélodramatique est comme étouffé par la mise en scène distanciée d’Ozon, que redouble la texture glaciale de l’image numérique. Il faut attendre la fin du film, lorsque Anna contemple un tableau de Manet représentant un suicidé, pour voir l’émotion percer.
Frantz, de François Ozon. Avec Pierre Niney, Paula Beer (Fr., 2016, 113 min).