L’avocat (ici en « toast »), star de l’alimentation mondialisée. / Astrid Stawiarz / AFP

En avril 2017, le Financial Times avançait le chiffre de 208 millions de photos postées sur Instagram avec le mot-clé food (nourriture, en anglais). La nourriture fait partie des thèmes favoris des 700 millions d’utilisateurs actifs chaque mois sur Instagram. Selon le rapport « Waitrose food and drink report », publié en Angleterre le 2 novembre dernier, un Anglais sur cinq a partagé une photographie de ce qu’il mange avec ses proches ou sur les réseaux sociaux au cours du mois précédant l’enquête. Et en consultant le réseau en France, on peut imaginer que le ratio soit à peu près le même.

Elargir l’espace de la convivialité

Pourquoi postons-nous des photos de ce que nous mangeons sur Instagram ? « Nous adorons partager notre nourriture », résume la chroniqueuse culinaire Ruby Tandoh dans le Guardian. Nous aimons le faire physiquement, avec notre cercle de proches autour de la table, mais aussi en envoyer des images à ceux qui ne sont pas là.

Et ceux-là peuvent être des intimes, quand vous envoyez une photo de tarte aux pommes à votre grand-mère. Ils peuvent aussi être beaucoup moins intimes, quand vous partagez cette même photo avec tous vos abonnés sur Instagram. « Les réseaux sociaux élargissent l’espace de la convivialité », explique Jean-Pierre Poulain, professeur de sociologie à l’université de Toulouse et spécialiste de la nourriture. « C’est d’ailleurs à cela que renvoie l’expression “foodporn” », que les internautes reprennent à leur compte dans leurs posts sur Instagram. « Dans ce mot, il y a l’idée d’un non-respect de la frontière entre le public et l’intime. Car le partage de la nourriture ne se fait pas avec n’importe qui. »

Dans les photos de nourriture sur Instagram, on montre aussi un savoir-faire particulier. Les blogueurs partagent la photo de leur recette du jour tout en indiquant que les indications pour la confectionner sont disponibles « en lien dans la bio » (sur le compte hébergeur de l’image). En ce sens, Instagram participe d’un mouvement plus large de transmission « horizontale » des savoir-faire, permise par Internet : le fait d’apprendre par d’autres amateurs plutôt que par quelqu’un « qui sait » (dans le cas de la cuisine, par un cuisinier renommé ou un aîné de la famille).

Rester branché

Seulement voilà : Instagram est aussi l’univers des marques et du placement de produits à moindre coût. De nombreux restaurateurs outre-Atlantique en ont pris leur parti et construisent leurs produits pour qu’ils soient « instagrammables » et vendus dans des environnements social media friendly. En clair : s’assurer que les produits sont beaux, le décor soigné, la lumière suffisamment abondante pour permettre aux consommateurs de réaliser de jolies photos. En France, un restaurateur a conçu une pizza Regina Instagram, pensée pour être belle à photographier.

A priori, il n’y a pas grand-chose à signaler : si le succès de l’application pousse les restaurateurs à mieux présenter la nourriture, l’expérience n’en sera que plus réussie (qui n’a pas envie de manger un mets joliment présenté ?). Mais Instagram crée aussi des modes, dans un univers où le nombre de petits cœurs dit aussi où se situe le « cool », ce qu’il faut manger pour rester branché.

Selon l’enquête Waitrose citée par le Guardian, poster des photos de son repas en ligne est devenu une forme d’expression de soi, de la même manière que les vêtements que l’on porte, la voiture que l’on conduit ou la musique que l’on écoute. Au-delà de la nourriture, c’est aussi l’endroit où l’on se trouve que l’on montre : le dernier bar à soupes, bar à bières, bar à huîtres, bar à cupcakes, bar à chats, bar à eau, bar à tapas, bar à yaourts glacés à la mode.

On nous a même signalé l’existence d’un bar à pain quelque part dans Paris, mais sur ce point, nous sommes formels : un « bar à pain », c’est une boulangerie.

Le bon et le beau

Or, quel type de plats « aime »-t-on sur Instagram ? Un gâteau bien décoré, une jolie assiette de fruits flanquée du mot-clé #healthy, un pain au levain fait maison… Mais aussi le meilleur et le pire de ce que l’on peut inventer de plus spectaculaire avec de la nourriture. Par exemple, un gâteau en forme de bouée gonflable flamand rose.

Jusqu’au point où l’on en arrive à avoir envie d’aliments qui n’ont pas tellement bon goût, simplement parce qu’ils sont photogéniques. En France, l’heure n’est pas encore aux bagels couleur arc-en-ciel, il est vrai. Mais pensons par exemple aux cupcakes (14 millions de posts), une aberration culinaire qui consiste à recouvrir un gâteau sans goût, tantôt trop sec, tantôt spongieux, d’une montagne de glaçage coloré. Certes, c’est joli. Mais est-ce « bon » ?

On en viendrait presque à penser que le caractère photogénique des aliments rend plus désirables ces gâteaux aux couleurs acidulées que d’autres plats, moins faciles à rendre attrayants en photographie. Pour les besoins de la démonstration, Big Browser a cherché des photos de blanquette de veau sur Instagram. Et on en a trouvé. Mais pas beaucoup.

Internet, cet amplificateur de mondialisation

En Europe, on ne trouvait pas à la carte, il y a quelques années, de « toasts à l’avocat » (500 000 posts sur le réseau). Or, selon le Guardian, la renommée planétaire de ce fruit exotique (dont le succès pose en fait de nombreux problèmes) est d’abord imputable à Instagram : Il est beau, sain, photogénique, et sa belle couleur verte a colonisé nos réseaux en même temps que nos assiettes du petit-déjeuner, ou plutôt du brunch. Il faut avouer qu’il présente mieux, en photo, que des corn-flakes ramollissant lentement dans un bol de lait.

Le raisonnement est séduisant, et peut-être que Instagram a réellement contribué à rendre célèbres certains aliments. Mais les modes et autres tendances culinaires voyagent depuis un moment, et Instagram est loin d’être à l’origine de la réappropriation de traditions culinaires qui ne sont pas les nôtres. En fait, selon le sociologue de l’alimentation Jean-Pierre Poulain, notre alimentation est traversée par trois grands courants :

  • la « relocalisation », c’est-à-dire le fait pour une région donnée de remettre à jour des produits présentés comme authentiques, de manière plus ou moins industrialisée (une gamme comme Reflets de France chez Carrefour est emblématique de ce phénomène).
  • la « transnationalisation », le phénomène qui se produit lorsqu’une tradition culinaire est réappropriée et transformée dans une autre région du monde. Un bon exemple : la deep dish pizza, un plat traditionnel de Chicago, qui n’a rien – mais alors vraiment rien – à voir avec une pizza napolitaine authentique.
  • l’exotisme, qui est le fait de manger la cuisine locale de quelqu’un d’autre.

Ces trois phénomènes existent depuis le début de l’industrialisation de la production et de la distribution alimentaire dans les années 1960. Dans la mondialisation des goûts, Instagram ou Facebook jouent donc le rôle d’amplificateur, selon le spécialiste. Mais le phénomène les précède largement.

Et, n’en déplaise à la belle théorie du toast à l’avocat, il n’est pas prouvé que nos goûts s’uniformisent. Lorsque l’on partage une photo de ce que l’on mange, on témoigne également d’une diversité culturelle, « dont nos repas constituent des marqueurs », explique Jean-Pierre Poulain. On montre que l’on mange différemment là où on se trouve qu’ailleurs. Parce qu’on est dans un endroit précis – chez soi, en voyage, au restaurant –, la nourriture est jugée intéressante à montrer. Internet est aussi un excellent moyen d’explorer la diversité culturelle qui se joue dans nos assiettes.