« A Ciambra », récit initiatique d’une adolescence rom
« A Ciambra », récit initiatique d’une adolescence rom
Par Mathieu Macheret
Sur les terres de la mafia calabraise, Jonas Carpignano filme le passage d’un jeune Gitan à l’âge adulte.
Qu’en coûte-t-il pour devenir un homme ? C’est la question qui traverse le deuxième long-métrage de Jonas Carpignano, jeune réalisateur italien de 33 ans découvert en 2015 à la Semaine de la critique avec Mediterranea, un premier film qui suivait le périple de deux migrants africains.
Elle concerne plus particulièrement Pio Amato, 14 ans, l’un des rejetons d’une famille de Roms calabrais, habitant le quartier décrépit de la Ciambra, dans la petite ville portuaire de Gioia Tauro, sur l’empeigne de la Botte italienne. Pio lorgne le modèle de son grand frère Cosimo, qui porte la famille sur ses épaules, et voudrait le suivre dans ses « coups », entre vols de voitures et larcins en tous genres. Mais son allure frêle et dégingandée le renvoie, aux yeux des siens, au statut débilitant du gamin inexpérimenté, auquel il cherche à échapper par tous les moyens.
En posant sa caméra dans cette communauté bouillonnante et indisciplinée, vivant aux marges de la société, Carpignano poursuit une démarche apparemment semblable à celle d’un Jean-Charles Hue avec les Yéniches français (La BM du Seigneur, Mange tes morts), ouvrant un territoire de fiction inédit, fabriqué avec les Gitans, devenus le temps du film acteurs de leurs propres personnages.
Loin d’embrasser leurs mythologies, le cinéaste italien s’engage sur la voie a priori plus balisée d’un simple récit initiatique, nourri par son immersion anthropologique et sociale. Pio sert ainsi de guide à une caméra qui ne le lâche presque pas d’une semelle, selon le principe du point de vue unique qui règne sur toute la fiction documentée. Cependant, le garçon n’est pas seulement le relais d’un regard sur la condition des Roms, mais une figure plus originale et plus complexe de l’adolescence, qui gagne en épaisseur au fil de ses expériences et de ses rencontres.
L’adolescence vécue comme un empêchement
Le personnage de Pio ne vaut pas seulement pour sa détermination à devenir grand, mais surtout pour sa maladresse, son incompétence, sa fragilité et, pour ainsi dire, sa virginité, dans le monde rugueux de la délinquance. Une fois son grand frère et son père incarcérés, le voilà propulsé à la tête de la famille, sans pour autant avoir la carrure d’un chef. Il fonce tête baissée dans des petits délits mal fagotés, dont il peine lui-même à se dépatouiller, parce qu’il est claustrophobe, qu’il craint la vitesse des trains, qu’il ne sait pas s’y prendre, qu’il se fait rabrouer par sa mère et ses sœurs.
On n’assiste pas ici à la fabrique d’un « boss », qui serait plus malin ou plus débrouillard que les autres, mais à un embarras d’enfance qui, telle une gangue, ne parvient pas à se dissiper. Le film touche alors à la nature même de l’adolescence, vécue comme un empêchement, un âge où l’on veut tant, mais où l’on ne peut rien. A chaque larcin, Pio doit s’en remettre à Ayiva, un immigré burkinabé qui traîne dans le quartier, lui prête main-forte et avec lequel il finit par se lier d’amitié.
En emboîtant le pas aux circulations de l’adolescent, la mise en scène de Carpignano, mobile et à l’affût, s’étend progressivement vers des milieux mitoyens. D’un côté, il décrit, avec un certain sens du détail, la famille rom, centrée sur une matrone gérant les dépenses du foyer, avec, autour d’elle, les hommes qui passent régulièrement par la case prison et la marmaille insolente qui, copiant les adultes, fume et boit du vin.
Lors d’une scène de funérailles, la caméra s’arrête tour à tour sur les visages de chaque membre du clan, des parents aux enfants, avec une émouvante solennité. De l’autre côté, Pio fait une percée vers la communauté des Ghanéens, vivant à quelques encablures. Mené là par ses « affaires », l’enfant est invité à regarder un match de foot et passe une soirée arrosée avec les Africains, s’ouvrant soudainement, laissant apparaître un sourire sur son visage d’ordinaire si renfrogné, dans ce qui reste comme l’une des plus belles scènes du film.
Terreau sauvage
Tout du long, le film est soulevé par l’énergie fougueuse et la hargne incendiaire de son jeune héros, qui ne fait jamais que chercher sa place. Son cheminement ouvre toutefois sur la réalité brute de communautés qui ne coexistent que par le trafic d’objets volés, résidus d’un marché de la consommation courante auquel les marginaux – Gitans ou immigrés – ne sont pas admis. A travers cette approche, qui mêle l’itinéraire moral d’un personnage à l’exploration d’une poche de misère sociale, le cinéaste renoue avec les fondamentaux du néoréalisme, dont il incarne une forme d’héritage contemporain.
Par ailleurs, le dernier territoire sur lequel Pio mettra le pied, par inconscience et gourmandise (deux défauts qui le rattachent un peu plus à l’enfance), sera celui de la mafia calabraise (la ’Ndrangheta), qui surplombe tout ce lumpenprolétariat et fera bientôt peser la menace et la honte sur le foyer de l’adolescent.
L’enjeu finit par se resserrer sur la seule relation désintéressée (et donc un peu miraculeuse) qui soit née sur ce terreau sauvage : celle qui lie Pio et Aviya comme deux galériens, deux frères de misère, par-delà les appartenances claniques ou ethniques. De l’affection apparaît entre eux, qu’il faudra peut-être un jour solder pour que Pio s’accomplisse, entre enfin dans la cour des grands.
Le prix à payer, c’est cette poignée de larmes coulant sur les joues de Pio (sans doute les dernières de sa vie d’enfant) et cette étreinte passagère, liant les deux amis lors d’une dernière virée en scooter. Après cela, il n’y aura plus que l’eau glacée du calcul égoïste, en d’autres termes la froideur et la dureté d’être un homme.
A Ciambra (2017) - Trailer (French Subs)
Durée : 01:45
Film italien, américain, français et suédois de Jonas Carpignano. Avec Pio Amato, Koudous Seihon, Iolanda Amato, Damiano Amato (1 h 58). Sur le web : www.unifrance.org/film/a-ciambra
Les sorties cinéma de la semaine (20 septembre)
- Faute d’amour, film russe, français, belge et allemand d’Andreï Zviaguintsev (à ne pas manquer)
- Des rêves sans étoiles, documentaire iranien de Mehrdad Oskouei (à voir)
- Ça, film américain d’Andrès Muschietti (pourquoi pas)
- Gauguin, voyage de Tahiti, film français d’Edouard Deluc (pourquoi pas)
- Kiss & Cry, film français de Lila Pinell et Chloé Mahieu (à voir)
- American Assassin, film américain de Michael Cuesta (à éviter)
- Laetitia, documentaire français de Julie Talon (à voir)
- Mon Garçon, film français de Christian Carion (à éviter)
Nous n’avons pas pu voir :
- Dieu n’est pas mort, film américain de Harold Cronk
- Les Hommes d’argile, film belge, marocain et français de Mourad Boucif
- L’un dans l’autre, film français de Bruno Chiche
- La Mort se mérite, digressions avec Serge Livrozet, documentaire français de Nicolas Drolc
- Mr Chat et les Shammies, film d’animation letton d’Edmund Janson