Avec les Pygmées de RDC, qui survivent et meurent méprisés de tous
Avec les Pygmées de RDC, qui survivent et meurent méprisés de tous
Par Sarah Vernhes (contributrice Le Monde Afrique, île Idjwi, RDC)
L’ancien peuple nomade, forcé à la sédentarisation et chassé de forêts en terrains incultivables, compte entre 250 000 et 600 000 personnes au Congo.
Habimana, 45 ans, se rend avec ses enfants au marché de l’île d’Idjiwi, sur le lac Kivu, (RDC) pour vendre ses poteries. / Therese Di Campo/REUTERS
« Ainsi monte au-devant du ciel le cri des grues (…), apportant le massacre et la mort aux Pygmées et leur offrant à l’aube une terrible lutte. » Des siècles plus tard, la lutte des petits hommes contée par Homère dans L’Iliade a changé d’adversaire. Finis les combats contre les grands oiseaux cendrés. C’est la survie d’un peuple en errance qui est en jeu, alors que le récit mythologique s’est mû en tragédie contemporaine.
Au nord de l’île d’Idjwi, sur le lac Kivu, en République démocratique du Congo, les Pygmées tentent de survivre dans leur village de fortune. Quelques cabanes de pisé couvertes de feuilles de bananiers se dressent sous les grands arbres touffus. Trois cents Pygmées habitent ici. Ils ne sont plus « hauts d’une coudée » comme le racontaient les fables, mais ont conservé une petite taille et des traits fins. Ils portent des habits misérables, troués et déchirés par l’usure, des tee-shirts noircis de terre qui ne sont plus que des bouts de tissus effilochés et des pantalons ceinturés avec des ficelles. Leurs vies ont tant changé durant ce siècle dernier.
Locataires en sursis
Autrefois habitants des forêts qu’ils sillonnaient, les Pygmées subsistaient grâce à la chasse et à la cueillette. Mais cette tribu a été expulsée de son lieu de vie par les autorités locales. Le mwami, chef coutumier qui administre une chefferie, leur a imposé un terrain, proche du village de Mafula. Il n’est pourtant pas assez grand pour être cultivable. « Tout ce qu’il nous reste, c’est les oiseaux et la pêche », souffle Charles Levingston, le chef des Pygmées et président des autochtones pygmées du Sud-Kivu et du territoire d’Idjwi. Il explique qu’entre la chasse et la déforestation, les animaux sauvages dont ils se nourrissaient ont disparu. Alors chaque journée s’organise comme un combat pour gagner de quoi préparer un maigre repas le soir.
A la fraîcheur de l’aube, quelques femmes sont parties chercher du petit bois dans les collines. Elles grimpent pieds nus dans les broussailles pour ramasser les branchettes essentielles afin d’alimenter le feu qui leur servira à cuisiner. « Mais si le propriétaire de ces terres nous trouve ici, il nous battra », préviennent-elles. Dans le camp, les autres attendent qu’une Bahavu (ethnie qui représente 95 % de la population de l’île) se présente pour recruter des travailleurs. Les Pygmées, qui n’ont pas accès à la propriété, sont ainsi corvéables à merci. Pour une journée de travail dans un champ, ils sont rémunérés 500 francs congolais (0,46 euro) contre 1 500 (1,38 euro) pour les Bahavus. Le temps s’étiole quand personne ne vient pour les embaucher. « On peut se coucher sans ne rien avoir mangé », raconte le jeune Aman.
Sans filet, pas de poissons
Dans la tribu, les tâches sont réparties. Celles qui ne partent pas aux champs s’affairent à la poterie. Accroupies au centre du village, trois femmes jouent de leurs mains pour façonner l’argile. Elles fabriquent des cruches et des marmites destinées à être vendues sur le marché pour quatre sous.
Les hommes se répartissent en groupe pour la pêche. De 10 heures à 15 heures, certains d’entre eux cherchent des crabes, logés sous les rochers en bordure de l’eau. En fin d’après-midi, lorsque la chaleur se fait plus légère, l’heure est propice à la pêche au fretin, un poisson pas plus grand qu’un pouce.
Sur l’île d’Idjiwi, une femme pygmée fabrique bols et marmites en argile qui seront vendus au marché pour quelques francs congolais. / Therese Di Campo/REUTERS
Manguisti pêche « depuis qu’il est arrivé au monde ». Il connaît les recoins où le poisson mord à l’hameçon. En tee-shirt Chicago Bulls usé et short de basketteur troué, pieds nus, il avance avec agilité dans les buissons et les roseaux sur la rive du lac. L’horizon n’est plus qu’un tableau de nuances de bleu. Armé d’une tige de roseau en guise de canne à pêche, il attend la prise. « Puisqu’il n’y a pas moyen de cultiver, c’est comme ça que nous vivons », explique-t-il. Il appâte le fretin grâce à des insectes qu’il a ramassés patiemment dans les bourbiers du lac.
Au large, un de ses camarades lui fait signe. Il utilise l’unique pirogue de la tribu pour pêcher en navigant. Les Pygmées souhaiteraient avoir un filet pour être plus performants et davantage de pirogues. Mais ils n’ont pas l’argent nécessaire pour s’en procurer. Lorsque les nuages cotonneux grignotent le sommet des montagnes, les ventres se creusent. Les pêcheurs repartent sur le chemin du camp avec pour seul butin une dizaine de fretins.
Un triste samedi
Adèle, la doyenne des Pygmées de ce camp, reste accroupi devant sa cabane. Elle a vécu par deux fois l’exode forcé de sa tribu et les passages à tabac des Bahavus. Son « âge [lui] a appris », comme elle dit. Elle a compris que « notre mode de vie d’antan est fini. Il faut maintenant vivre comme les Bahavus ».
Veuve depuis trente ans, elle ne regrette pas sa solitude et pleure juste « le froid qui la frappe dans sa maison ». Alors que la nuit tombe et que « la lune vient de s’allumer », les familles s’activent autour de quelques petits feux attisés devant les cabanes. Des marmites de bouillie de feuilles de manioc pilées mijotent sous les regards affamés.
« Si on habitait en ville, on verrait une lumière dans chaque maison. Mais nous, on n’a pas de lampe », regrette Aman, un adolescent. La cuisinière, Chériya, s’est mariée à 15 ans. Elle a eu trois enfants. Comme elle, de nombreuses Pygmées du camp sont des filles-mères. Et parfois, elles doivent élever leurs enfants seules. Moniésé, 17 ans, a le regard plein de tristesse. Elle essaie de calmer son bébé, Simiré, qui signifie la joie en swahili, dont les pleurs sont incessants. Son mari est mort il y a un an, « empoisonné » par une mauvaise plante.
A peine sortie du feu, la marmite est disputée par les enfants qui plongent leurs petites mains dans le contenu encore brûlant. Ils lèchent la grande cuillère de bois jusqu’à la dernière goutte du breuvage, se déchirent l’unique crabe comme des mouettes les restes de poisson.
En quelques minutes, le repas est terminé. Les discussions reprennent alors dans le noir. Les hommes se partagent leur tour de garde du camp pour la nuit. C’est que l’insécurité règne et une ratonnade de Bahavus n’est pas à exclure. La tribu garde en mémoire un samedi de juillet 2013. Ce soir-là, sept Pygmées ont été assassinés à coups de machettes. Les coupables, un groupe de Bahavus, n’ont jamais été condamnés. Depuis une chanson est chantée pour raconter « ce jour de samedi » où « il n’y a pas eu de pitié pour les Pygmées ». La justice pour les petits hommes n’existe pas. « Nous n’avons même pas de carte d’identité. Personne ne nous connaît », se lamentent-ils.
« Etre comme tout le monde »
Sans droit ni reconnaissance, les Pygmées subissent de fortes discriminations et un racisme de la part des autres ethnies. « Nous sommes marginalisés à l’école et au travail. Nous sommes des locataires. Les Bahavus ne veulent rien partager avec nous », explique un ancien du camp, aux yeux délavés et au sourire sans dent. Une femme dont les dents sont aussi rongées par la malnutrition rajoute : « Ils nous disent que l’on pue, que nous ne pouvons pas manger ensemble, que nos manières sont différentes. » Beaucoup d’emplois leur sont refusés.
Manguiste, le pêcheur, voudrait être moto-taxi sur l’île. Mais il sait que « les Bahavus ne monteront pas avec moi parce qu’ils disent que je pue ». Il rêve de regagner Goma, sur le continent, où il pourrait « être comme tout le monde » et scolariser sa fille. C’est que l’école, gratuite et obligatoire aux yeux de la loi, ne l’est pas dans les faits. « Nous n’avons pas les moyens de payer les primes qu’ils nous demandent », explique un père de famille. Les autres espèrent dans leurs songes de construire un jour une maison en dur où ils ne devraient pas passer la nuit debout quand tombent les pluies torrentielles. Car étant locataires, ce droit leur est interdit.
Leur dignité humaine est bafouée jusque dans l’accès aux soins. Dans le camp, de nombreuses personnes souffrent de maladies. Certains ont la malaria, des infections liées à la malnutrition ou des maux indéfinis. « Chaque semaine, nous enterrons l’un d’entre nous », assure le chef des Pygmées. Les enfants traînent leurs plaies ouvertes et s’habituent à la fièvre.
Autrefois, ces cueilleurs se soignaient avec des plantes dans la forêt qu’ils ne trouvent plus ici. Quant aux ONG qui ont réalisé une campagne de vaccination dans le camp contre la rougeole et la malaria, « ce sont des farceurs qui récoltent des données mais ne reviennent jamais », s’énerve Charles Livingston. Avec leur peu de moyens, les Pygmées ne peuvent se payer un accès aux soins de l’hôpital qui est à trois heures de marche. Les femmes accouchent seules dans leur maison et y perdent parfois la vie ou celle de leur enfant. Mais sur l’île comme sur le continent, on accorde bien peu d’importance à leurs histoires. « C’est un cas minoritaire », balaye d’une phrase le mwami qui ne souhaite pas s’étaler davantage sur le sujet. Quelque 250 000 à 600 000 Pygmées vivent en RDC. Une proposition de loi en faveur de la reconnaissance des peuples autochtones est toujours en discussion.