Turquie : « Près de 150 médias ont été fermés depuis le coup d’Etat raté de 2016 »
Turquie : « Près de 150 médias ont été fermés depuis le coup d’Etat raté de 2016 »
Propos recueillis par Faustine Vincent
Alors que le procès du journal d’opposition « Cumhuriyet » a repris lundi, Johann Bihr, chargé de la Turquie au sein de Reporters sans frontières, dénonce une « répression sans précédent ».
Manifestation de soutien aux journalistes du quotidien d’opposition « Cumhurriyet », le 11 septembre. / Emrah Gurel / AP
L’affaire est emblématique de la mise au pas de la presse par le pouvoir en Turquie. Cinq collaborateurs, piliers du journal d’opposition Cumhuriyet, accusés d’« activités terroristes », comparaissaient de nouveau lundi 25 septembre devant un tribunal d’Istanbul. Lors de l’ouverture du procès, fin juillet, la justice avait refusé de les remettre en liberté provisoire, contrairement aux sept autres collaborateurs du quotidien, arrêtés en octobre.
A cette occasion, Johann Bihr, chargé de la Turquie au sein de Reporters sans frontières (RSF), fait le point sur la situation « dramatique de la presse » en Turquie, soumise à une « répression sans précédent » depuis le putsch manqué du 15 juillet 2016.
Quel est l’état de la presse aujourd’hui en Turquie ?
Il est dramatique. La Turquie occupe la 155e place sur 180 au classement de la liberté de la presse établi par RSF. C’est d’autant plus désastreux qu’il y a quelques années le pays connaissait un pluralisme médiatique important. Pour faire taire l’opposition, il a fallu jeter en prison plus de cent journalistes. La répression des médias est sans précédent depuis le coup d’Etat raté du 15 juillet 2016.
La Turquie est aujourd’hui la plus grande prison pour journalistes du monde. La plupart sont en détention provisoire. Leurs avocats ont un accès limité aux actes d’accusation, comme c’est le cas pour les affaires liées au terrorisme. Ni jugés ni condamnés, la situation de ces journalistes s’éternise depuis plus d’un an.
Y a-t-il encore des journalistes critiques qui peuvent exercer leur travail ?
Oui, mais très peu. Près de 150 médias ont été fermés depuis le coup d’Etat raté. Il n’y a plus de chaîne de télévision critique, et seulement une poignée de journaux d’opposition. Cumhuriyet en fait partie, mais aussi Birgün et Evrensel, deux journaux de gauche, et le nationaliste Sözcü. Mais ces titres ne représentent presque plus rien en termes de tirage (le nombre d’exemplaires) et d’influence.
Ils sont harcelés par le régime, et baignent dans une atmosphère malsaine entretenue par les médias aux ordres de l’Etat. L’hostilité dont ils font l’objet peut encourager des éléments déséquilibrés à passer à l’acte. Un présentateur de CNN Türk, Ahmet Hakan, a ainsi été agressé et hospitalisé après un éditorial au vitriol d’un journaliste pro-gouvernemental. Toutes ces intimidations et menaces entretiennent un climat de peur, très prégnant aujourd’hui en Turquie.
Quelle influence cela a-t-il sur la ligne éditoriale des derniers journaux d’opposition ?
Il y a eu beaucoup d’autocensure. Mais il y a toujours un petit noyau dur, soutenu par une constellation de militants et de défenseurs des droits de l’homme, qui résiste et continue sur la même ligne. Et ce, malgré le harcèlement et la marginalisation croissante.
Comment la libération du journaliste français Loup Bureau a-t-elle été accueillie par les journalistes d’opposition en Turquie ?
Personne, sans doute, n’y a vu un signe d’espoir, car ce qui s’est joué relevait de tractations bilatérales entre la France et la Turquie, sans affecter leur sort. Son arrestation, en revanche, a été perçue comme un signe inquiétant. Pour eux, une ligne rouge a été franchie. De plus en plus de journalistes étrangers se font expulser et confisquer leur carte de presse. Cela montre la détermination du régime à éliminer toute voix critique.
Au-delà des médias traditionnels, ceux en ligne sont eux aussi devenus un enjeu important pour le pouvoir, qui cherche à les contrôler. Y parvient-il ?
Il y a une grande résistance sur Internet, mais aussi de plus en plus de pression. Cela a commencé avec le mouvement de révolte de 2013 contre le régime Erdogan, où les réseaux sociaux avaient joué un rôle majeur. Le mécanisme de censure s’est nettement étoffé. Les fournisseurs d’accès à Internet ont désormais l’obligation de bloquer, dans les quatre heures, toute page Web sur ordre du gouvernement. Cela va de paire avec une intimidation croissante. Beaucoup de gens sont arrêtés sur un simple tweet, comme c’est le cas pour de nombreux journalistes emprisonnés.
Depuis juillet 2016, c’est encore pire. La surveillance du Web est de plus en forte. Le régime est notamment parti en chasse contre le logiciel de messagerie cryptée Bylock. Comme les membres du mouvement de Fethullah Gülen (l’ennemi juré d’Erdogan) l’utilisaient, le pouvoir est persuadé que toux ceux qui s’en servent sont liés à lui, et complices des putschistes. En août, trente-cinq mandats d’arrêts ont été émis contre des journalistes et collaborateurs de médias soupçonnés de lien avec la confrérie Gülen pour avoir utilisé cette messagerie.
A la moindre crise, le régime n’hésite pas non plus à bloquer YouTube, Facebook et Twitter, très populaire en Turquie, pendant plusieurs jours. Quelques sites d’infos critiques parviennent malgré tout encore à exister, comme Medyascope. Mais pour combien de temps ?
Que peut faire l’Union européenne face à la dérive autoritaire d’Erdogan ?
L’Union européenne n’est hélas plus le vecteur le plus influent, car les perspectives d’adhésion ne sont plus un levier aussi important qu’avant. L’Union européenne a sans doute sa part de responsabilité, car beaucoup d’Etats membres n’étaient pas prêts à accueillir la Turquie. De part et d’autre, tout le monde sait que les négociations sont au point mort et ne conduiront nulle part. Mais l’Europe pourrait faire plus.
On sait que la Turquie est un partenaire stratégique concernant les migrants et le terrorisme. Mais un dialogue franc et sincère doit aussi pouvoir exister. Au-delà de l’UE, le Conseil de l’Europe, dont la Turquie est membre, doit aussi jouer son rôle.
Concernant la situation des journalistes turcs emprisonnés, RSF en appelle à la Cour européenne des droits de l’homme. Elle est aujourd’hui leur seul recours. Il y a urgence, car certains sont vieux et malades.