Le 19 octobre 1995, il y a vingt-deux ans, presque jour pour jour, un magistrat français est retrouvé mort à Djibouti. Des gendarmes français découvrent le corps carbonisé de Bernard Borrel à 7h20 du matin dans un ravin, non loin du golfe du Goubet, face à la mer Rouge, à quelque 80 km de la capitale. Le coopérant français détaché auprès du ministère djiboutien de la justice s’était-il suicidé par immolation la veille ou avait-il été assassiné ? Et, dans cette dernière hypothèse, qui aurait commis ce crime, qui l’aurait commandité et, enfin, pour quel(s) motif(s) ?

Pour répondre à ces questions d’ordinaire indénouables, la famille du défunt, comme l’éventuel enquêteur, doit s’armer de patience et de courage. Ici la patience se mesure en décennies. Le courage exige des sacrifices multiples et des nerfs d’acier. Elisabeth Borrel, magistrate elle aussi, ses deux fils et leurs avocats sont courageux et patients comme peu d’entre nous. Ils vont remuer ciel et terre pour faire éclater un jour la vérité. Depuis plus de deux décennies, c’est la quête de la vérité et de la justice qui anime cette famille se battant sur plusieurs fronts et contre les services, non pas d’un Etat mais de deux. A cette aune, le lecteur comprend un peu mieux le pluriel dans le titre : Une affaire d’Etats. Les deux Etats en question sont, bien sûr, la France et la République de Djibouti. Si la première a vu défiler depuis 1995 plusieurs présidents, de Jacques Chirac à Emmanuel Macron en passant Nicolas Sarkozy et François Hollande, la seconde est dirigée depuis 1999 par Ismaël Omar Guelleh qui avait auparavant la main haute sur les services secrets de l’ancien Territoire français des Afars et des Issas devenu, après juin 1977, la République de Djibouti.

Aujourd’hui, l’affaire quitte provisoirement la sphère judiciaire et médiatique. Elle prend une tout autre allure, artistique cette fois. Elle nous revient sous la forme d’un récit graphique sobre et lumineux signé par le journaliste David Servenay et le scénariste et dessinateur Thierry Martin, aux éditions Soleil. Les deux auteurs ont su raconter cette histoire énigmatique, aux développements rocambolesques, digne d’un roman de James Ellroy, avec beaucoup de rigueur et un brin de pédagogie. Le découpage en courts chapitres aide à surmonter un certain nombre d’obstacles de nature scientifique ou juridique.

L’ombre de la Françafrique

Djibouti est, on le sait, le bac à sable de toutes les armées du monde doublé d’un nid d’espions. Diverses mafias s’y croisent aussi. Outre son travail au ministère djiboutien de la justice, le magistrat Bernard Borrel enquêtait sur d’autres affaires annexes. Il serait tombé sur une grosse affaire scandaleuse impliquant les autorités locales mais également les plus hauts échelons de l’Etat français jusqu’au président Chirac, qui a suivi ce dossier avec une attention bien particulière.

Le juge Bernard Borrel avec l’un de ses enfants. Photo diffusée par sa veuve Elisabeth Borrel dans son livre « Un juge assassiné », paru le 10 octobre 2006 chez Flammarion. Bernard Borrel, magistrat français détaché comme conseiller du ministre de la Justice djiboutien, a été assassiné en 1995 à Djibouti. / AFP

A la lecture de cette enquête, le lecteur découvre non sans stupeur la manière dont les réseaux de la Françafrique ont paralysé le travail des avocats, des magistrats et autres enquêteurs. On y apprend, le souffle coupé, qu’avant même de porter secours à une femme et à ses deux enfants écrasés par le deuil, plusieurs fonctionnaires français se sont souciés d’éviter que ne se retrouvent dans la nature des documents compromettants pour l’entourage du chef de l’Etat djiboutien, Ismaïl Omar Guelleh. On y apprend comment, depuis l’Elysée, une poignée d’hommes et de femmes ont tout fait pour que les investigations s’enlisent tout en privilégiant, au-delà du raisonnable, la thèse du suicide, censurant puis poussant à la porte David Servenay, alors journaliste de RFI, et enfin détruisant les pièces à conviction sous scellés qui auraient pu permettre de confondre les coupables grâce aux empreintes digitales et aux traces ADN qu’elles recelaient.

Si la thèse du suicide est battue en brèche et « assassinat » est la qualification reconnue, il reste encore beaucoup de points à éclaircir. Le président Nicolas Sarkozy a apporté un soutien non négligeable pour œuvrer dans le sens de la justice. La famille Borrel et leurs avocats espèrent désormais que le nouveau président Emmanuel Macron leur prêtera la même attention.

Sans dévoiler la fin de cette intrigue poignante, il faut reconnaître qu’avec cet album, David Servenay et Thierry Martin font la démonstration que la BD peut être un formidable support pour continuer à mener des enquêtes sérieuses et faire œuvre de journalisme avec talent, patience et courage.

Une affaire d’Etats de David Servenay et Thierry Martin, éditions Soleil, coll. « Noctambule », 90 pages, 17,95 euros.

Abdourahman A. Waberi est né en 1965 dans l’actuelle République de Djibouti. Il vit entre Paris et les Etats-Unis, où il a enseigné les littératures francophones aux Claremont Colleges (Californie). Il est aujourd’hui professeur à George-Washington University. Auteur, entre autres, d’Aux Etats-Unis d’Afrique (éd. J.-C. Lattès, 2006) et de La Divine Chanson (éd. Zulma, 2015). En 2000, Abdourahman Waberi avait écrit un ouvrage à mi-chemin entre fiction et méditation sur le génocide rwandais, Moisson de crânes (ed. Le Serpent à plumes), qui vient d’être traduit en anglais, Harvest of Skulls (Indiana University Press, 2017).