La fresque de JR « Chroniques de Clichy-Montfermeil. / JR

C’est une situation pour le moins incongrue. Depuis le 9 octobre, il est possible de visionner sur Blackpills, jeune média numérique, le nouveau documentaire de JR, Chroniques de Clichy-Montfermeil. Une exclusivité surprise, puisque ce film de soixante-deux minutes est une commande d’« Envoyé Spécial », sur France 2… où il n’a pas encore été diffusé.

A l’été 2016, lorsque la journaliste Elise Lucet propose à JR de lui consacrer un sujet dans le cadre de l’émission, l’artiste lui fait une contre-proposition : une carte blanche pour réaliser lui-même un documentaire autour d’un nouveau projet. L’idée est de faire un portrait des Bosquets, à Montfermeil, à l’occasion de la conception d’une fresque photographique à l’échelle du quartier. Une œuvre de 36 mètres de long qui a été inaugurée en grande pompe en avril en présence du président François Hollande.

« Les Bosquets sont plus qu’un fil rouge dans mon parcours, c’est ce qui a fait de moi un artiste » JR

Le documentaire est donc le « making of » de ce nouveau rendez-vous de JR avec une cité dont il n’est pas issu, mais qui l’a révélé : « Les Bosquets sont plus qu’un fil rouge dans mon parcours, c’est ce qui a fait de moi un artiste », résume-t-il. Il a 18 ans quand son ami Ladj Ly, coauteur du documentaire, l’invite à découvrir son ghetto. JR tire les portraits de jeunes de la cité, les imprime en format XXL sur papier, et le duo colle les images sur les façades pour une expo à ciel ouvert. Le maire de Montfermeil portera plainte contre cet accrochage sauvage.

Puis arrive le drame : Zyed Benna et Bouna Traoré, ados de Clichy-sous-Bois, meurent électrocutés en tentant d’échapper à la police. Les émeutes de 2005 débuteront au pied des cités du quartier, et les portraits géants de JR viendront mettre des visages sur cette jeunesse en révolte face aux caméras du monde entier venues observer la banlieue en feu.

Des portraits, JR en tirera d’autres, notamment pour accompagner la réhabilitation du quartier. Des émeutes, il fera un ballet à New York en 2014, puis un film dansé, tourné sur place, en 2015. Jusqu’à cette fresque inspirée par une peinture murale du Mexicain Diego Rivera, épopée de l’histoire mouvementée de ce territoire qui met en scène près de 800 habitants dans leur propre rôle.

Le documentaire mêle les sessions de pose individuelles, des images d’archive de Ladj Ly et JR ou de la télévision, et des discussions avec les habitants. Des images en noir et blanc montrent le Montfermeil d’hier, village où les promoteurs ont fait pousser de grands ensembles à 17 km de Paris, sans assurer leur désenclavement. Les anciens racontent le délitement du quartier à partir des années 1980 : le passage au tout-HLM qui brise la mixité, les parents qui travaillent loin et les enfants qui s’élèvent tout seuls, les marchands de sommeil… La responsabilité des autorités publiques est questionnée.

Désillusions d’une génération

Les témoignages du temps des émeutes, souvent poignants, disent les désillusions d’une génération. « Ici, c’est une ville-prison où on casse les rêves », dit l’un. « C’est des petits qui sont dans la rue, c’est pas des adultes. Ils se disent : la police, elle a non seulement le droit de nous harceler, mais aussi de nous tuer. C’est une révolte, c’est un appel au secours », témoigne un autre. C’est bien l’une des grandes forces de cette fresque humaine (qui aurait gagné à ce que les deux auteurs se mettent parfois moins en scène) : montrer les émeutes de l’intérieur, les mutations d’un quartier sur le long terme, l’attachement de ses habitants.

En septembre, ce documentaire qu’Elise Lucet décrit comme « fort et important » avait été déprogrammé d’« Envoyé spécial », au moment où l’émission s’adaptait à un nouveau format, raccourci d’une heure. Il devrait être reprogrammé « avant fin novembre ». En attendant, il est visible sur Blackpills, découpé en sept épisodes de dix-douze minutes (en accès gratuit).