Tout visage est une expérience. Le philosophe ­Emmanuel Levinas nous l’a appris, et Marin Karmitz a compris la leçon comme nul autre. La bouleversante exposition de La Maison rouge, qui dévoile la collection d’art et de photographies du créateur des cinémas MK2, convie à la rencontre de centaines de visages, de milliers de récits de vie. A ­chaque regard, un coup de poing. La révélation de vies brisées, souvent, d’irréductibles singularités, toujours.

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Qu’ils échappent à la traque pour s’enfoncer dans la brume, comme les êtres saisis par Michael ­Ackerman en ouverture du parcours, ou qu’ils affrontent fièrement l’observateur, comme ce jeune mineur maculé de charbon héroïsé par Gotthard Schuh (qui est à l’origine de la passion de Karmitz), ces anonymes ne font jamais foule : ils partagent avec nous l’histoire, la grande, autant que leur histoire, pas si petite. Sous nos yeux ­défile ainsi tout le siècle passé, à travers des êtres qui, où qu’ils se trouvent dans le monde ou dans le temps, ont pour point commun de chercher leur place. « Etranger résident », ainsi Karmitz a-t-il intitulé cette exposition, inspiré par le Lévitique, un des cinq livres de la Torah.

Quidams rassemblés en une symphonie des sans-voix

Ce sont ses frères d’exil dont il s’entoure et qu’il offre aujourd’hui en partage. Ce vieux juif en attente d’on ne sait quoi, surpris au pied du paquebot qui peut-être vient de le lâcher sur le port de New York par André Kertész, en 1938 ; cette gamine happée par une filature de coton, en Caroline, qu’a rencontrée Lewis Hine en 1911 au fil d’un reportage destiné à condamner le travail des enfants ; cette enfant arrachée au sommeil, en 1939, dans le Varsovie d’avant le ghetto, un des visages les plus touchants de la série que Roman Vishniac consacre aux juifs de la Mitteleuropa, comme un pressentiment de la tragédie à venir ; mais aussi ces fières silhouettes de gitans, magnifiées par l’œil de Josef Koudelka. « Mes compagnons de jeu de l’enfance », soupire Karmitz en les caressant une nouvelle fois du regard.

Compagnons, en vérité, ils le sont tous, ces quidams rassemblés en une symphonie des sans-voix. Moue boudeuse des transsexuelles de ­Pigalle avec qui Christer Strömholm a su se faire complice, alcoolos bourrés d’amour rencontrés dans les nuits de Hambourg par Anders Petersen, couples dansant jusqu’à l’aube dans le New York de Roy DeCarava…

Détails de l’exposition « Etranger résident » de la collection Marin Karmitz à la Maison rouge, Paris. / MARC DOMAGE

Scénographie stupéfiante

La scénographie stupéfiante de la deuxième partie de l’exposition les répartit au fil d’un long couloir, dans une série de cellules ponctuées de quelques objets fétiches, petite sculpture de Miro ou hache sacrificielle aztèque. Et le vertige atteint son paroxysme quand, une fois parvenu au bout de ce sombre labyrinthe, on découvre la peinture qui clôt la perspective : un étrange intérieur à la hollandaise de Vilhelm Hammershoi, sur lequel ouvrent des portes que le réalisateur a mises ici en abyme. Comme s’il invitait à franchir le seuil de son inconscient, celui de tout un siècle. C’est seulement alors qu’il livre, sinon son cœur, au moins celui de sa collection. A savoir les photographies du Polonais Stanislaw Witkiewicz, dont Karmitz est persuadé qu’à l’aube du XXe siècle, il inventa l’art moderne, même si les musées ont tendance à l’oublier. Puis, en vis-à-vis comme dans la vie, le couple Annette Messager-Christian Boltanski, amis fidèles. Les formes spectrales de l’une, taillées dans une matière noire, répondent à la vidéo de l’autre : un paysage d’hiver où grelottent des centaines de clochettes agitées par le vent. Plutôt qu’une foule d’âmes errantes, une armée des ombres.

Bande-annonce / exposition "Etranger résident, la collection Marin Karmitz"
Durée : 00:34

Etranger résident, collection de Marin Karmitz, La Maison rouge, 10, bd de la Bastille, Paris 12e. Jusqu’au 21 janvier 2018. Sur le web : lamaisonrouge.org/