Eclopés, boiteux et gueules cassées : notre sélection cinéma
Eclopés, boiteux et gueules cassées : notre sélection cinéma
Chaque mercredi, dans « La Matinale du Monde », les critiques du « Monde » présentent les meilleurs films à découvrir sur grand écran.
Les CHOIX DE LA MATINALE
Cette semaine, le cinéma fait la part belle aux laissés-pour-compte, qu’il s’agisse de rednecks braqueurs en Caroline du Nord, de gueules cassées qui s’engouffrent dans le tonitruant Paris des années 1920, ou de paysans démunis de la région du Forez, en Auvergne.
LA REVANCHE DES ÉCLOPÉS : « Logan Lucky », de Steven Soderbergh
LOGAN LUCKY - BANDE ANNONCE VOSTF 4K
Durée : 01:56
La sortie de Logan Lucky sonne le grand retour de Steven Soderbergh au cinéma. Dans ce film charmeur, plus profond que son tempo enlevé et son humour juvénile pourraient le laisser penser, Soderbergh installe ses personnages dans les Etats-Unis « rouges » (républicains).
En Caroline du Nord, où les Logan vivent depuis des générations, le clan a acquis la réputation d’attirer la poisse. Jimmy (Channing Tatum) aurait pu être une star du football si une blessure au genou ne l’avait laissé boiteux. Il gagne sa vie sur les chantiers de construction, jusqu’à ce qu’il soit remercié. Clyde (Adam Driver), son frère cadet, revenu d’Irak sans son bras gauche, tient un bar qui ne doit pas être recensé sur TripAdvisor.
Ecœuré par l’injustice de son licenciement, Jimmy convainc son frère de l’aider à voler la recette de la Coca-Cola 600, une épreuve du championnat Nascar, organisée sur le Charlotte Motor Speedway. Non sans auparavant orchestrer l’évasion d’un expert en coffre-fort incarcéré, le détonnant Joe Bang (Daniel Craig, qui fait des efforts prodigieux pour se faire passer pour un mauvais garçon sudiste). En éclairant ses rednecks d’une lumière bienveillante, tout en égrenant discrètement les maux qui les frappent (la désintégration du mouvement syndical, la désindustrialisation, la faillite du système de santé), Soderbergh tente de franchir le fossé qui divise les deux Amériques. Thomas Sotinel
LA FARANDOLE DES MASQUES : « Au revoir là-haut », d’Albert Dupontel
Au revoir là-haut - Bande-Annonce
Durée : 01:40
Quatre ans après la comédie surréaliste Neuf mois ferme, Albert Dupontel livre avec Au revoir là-haut, adapté du roman éponyme de Pierre Lemaitre, Prix Goncourt 2013, un exercice de style ambitieux dans le Paris des années 1920.
Deux amis, qui se sont sauvés mutuellement la vie dans les tranchées, sortent laminés de la boucherie de la première guerre mondiale. Albert (Albert Dupontel), outre ses illusions, a perdu son métier et sa femme. A Edouard (Nahuel Perez Biscayart), tempérament d’artiste qui se fabrique des masques magnifiques, il manque le bas du visage. Autant dire que ça ne va pas fort. L’amitié va les sauver. Les deux hommes remontent la pente en décidant d’une part de retrouver un jour le lieutenant Pradelle (Laurent Lafitte), sombre sadique qui les a envoyés au casse-pipe après l’armistice, d’autre part de tirer revanche de l’Etat-Moloch et des ploutocrates qui le servent.
Film de tranchées, reconstitution historique à grands frais de la Belle Epoque, hommage au cinéma de papa Carné, parabole de la lutte des classes, récit de vengeance, fantaisie morbide, tragédie filiale : cela fait trop pour un seul film, et c’est justement ce en quoi consiste la différence entre cinéma et art romanesque. Jacques Mandelbaum
LES DAMNÉS DE LA TERRE : « Sans adieu », de Christophe Agou
BANDE ANNONCE SANS ADIEU
Durée : 01:38
Sans adieu est un documentaire posthume, qui nous est donc adressé depuis ce drôle de lieu qu’est la mort. Christophe Agou, photographe français installé aux Etats-Unis et réputé, entre autres, pour ses séries sur le métro new-yorkais (Life Below) ou sur les ruines du 11-Septembre (Ground Zero), travaillait à partir de 2002 à la réalisation de son premier long-métrage pour le cinéma. En septembre 2015, pendant les dernières retouches du montage, il mourait à l’âge de 45 ans des suites d’un cancer.
Le film est le fruit des visites successives que Christophe Agou a rendues, entre 2002 et 2012, à de petits exploitants agricoles du Forez, en Auvergne, région dont il est lui-même originaire. Claudette, 75 ans, qui vit parmi les poules et vitupère à longueur de temps contre les services sociaux pour ne pas vendre sa ferme à n’importe qui. Jean-Clément, qui voit son troupeau embarqué de force à l’abattoir, par mesure de prévention contre la vache folle…
Agou filme cette désolation rurale comme un théâtre de l’absurde beckettien, dont le tableau noir et désespéré n’exclut pas l’humour. Sa caméra, légère et mobile, s’immisce dans les recoins et interstices de cet univers ravagé. Cette proximité sidérante est due en grande partie à la confiance que les paysans accordent au réalisateur, qui les filme comme s’il faisait partie de la maison. Un grand film, ce n’est peut-être que cela : la captation miraculeuse d’un geste inoubliable. Mathieu Macheret
LES TRAVAUX ET LES JOURS : « Farrebique », de Georges Rouquier
Farrebique (1946) - Georges Rouquier [Bande Annonce]
Durée : 02:56
Parallèlement à la sortie de Sans Adieu, on pourra redécouvrir en salles l’un des classiques du documentaire paysan, le magnifique Farrebique (1947), de Georges Rouquier. C’est dans une Rouergue reculée et encore archaïque que Rouquier, enfant du pays, rompu aux travaux des champs, s’installe pendant douze mois auprès d’une famille du cru, à laquelle il fait rejouer sa propre vie devant la caméra. Le film retrace ainsi toute une année de l’existence des paysans, rythmée par les travaux et les jours, mais surtout animée par de grands bouleversements, comme l’arrivée de l’électricité ou le décès d’un aïeul.
Splendide à plus d’un titre, le film a le mérite, en cette période d’après-guerre, de ne pas figer la paysannerie dans une image d’Epinal ou de prolonger le mirage rance auquel le régime de Vichy avait pu la réduire. D’un côté, il montre ses personnages, non pas sous l’angle d’une spontanéité prise sur le vif (les conditions techniques de l’époque ne le permettaient pas), mais avec un hiératisme concerté, qui expose frontalement la vérité des êtres. De l’autre côté, l’extraordinaire travail du cadre et de la photographie chante avec lyrisme les cycles de la nature.
A l’arrivée, Farrebique constitue sans conteste l’un des témoignages les plus justes et les plus rigoureux sur cette vie réglée au diapason du temps cosmique, qui était d’ores et déjà vouée à disparaître. Mathieu Macheret