En route vers Francfort avec les jurés du Goncourt
En route vers Francfort avec les jurés du Goncourt
M le magazine du Monde
Le 10 octobre, les dix jurés du prix Goncourt se rendaient en TGV à la Foire du livre de Francfort. L’occasion, pour Bernard Pivot, Eric-Emmanuel Schmitt et d’autres écrivains de discuter le bout de gras.
Le 11 octobre, Leïla Slimani, lauréate du Goncourt 2016, Bernard Pivot, président du jury, les écrivains Jérôme Ferrari, Goncourt 2012, Philippe Claudel et Patrick Rambaud – tous les deux membres du jury – étaient à la Foire du livre de Francfort pour l’annonce de la deuxième sélection des auteurs choisis pour le Goncourt 2017. / John MacDougall/AFP
Le livre La Serpe, de Philippe Jaenada, est un des succès de la rentrée. Eric-Emmanuel Schmitt vient de le poser sur la tablette du train. L’auteur fait partie du jury du prix Goncourt et le roman figure dans la première présélection. C’est aussi le seul qu’il n’a pas lu. Voilà qui tombe bien. Ce mardi 10 octobre, le trajet jusqu’à Francfort, où se tient la Foire du livre, dure 3 h 52.
Assis à côté de lui, Bernard Pivot. Face à eux, Patrick Rambaud et Tahar Ben Jelloun. D’autres membres du jury voyagent un peu plus loin dans la voiture 13 de ce TGV. Pivot a tweeté « En route avec les 9 autres membres du jury Goncourt, pour la Foire du Livre de Francfort où la liste des goncourables passera de 15 à 8 ».
Eric-Emmanuel Schmitt, usine à anecdotes
Eric-Emmanuel Schmitt consulte aussi son téléphone. « Aujourd’hui, il pleut. Il va faire 16 degrés, jeudi ce sera pareil… » On a beau emporter de la lecture, le rituel du voyage en train commence par épuiser ce que l’on a sur ses écrans. « Quelqu’un a des nouvelles de Jean-Claude Carrière ? »
On a beau emporter de la lecture, quand on voyage entre gens de plus de 50 ans, on doit d’abord prendre des nouvelles de la santé des uns et des autres. Le départ de Jean Rochefort est encore frais. « A cet âge, on peut partir très vite… » La Serpe a été pliée sur la tranche quelques pages après le début.
On a beau emporter de la lecture, quand on voyage entre amis, on a toujours des choses à se raconter. Surtout Eric-Emmanuel Schmitt, véritable usine à anecdotes. La fois où il a appris et lu par cœur un discours en allemand avant de se trouver incapable de répondre aux questions. La fois où il s’est trouvé enfermé dans un ascenseur à Monaco avec Catherine Deneuve.
Le carré SNCF devient plateau télé
« Mesdames et messieurs, nous vous informons que ce TGV transporte les jurés du prix Goncourt en voiture 13 », dit la voix au micro. Passe Pierre Assouline. « Tu as écrit le meilleur papier sur le Prix Nobel de littérature », le félicite Pivot. Il demande à Patrick Rambaud s’il va écrire sur Macron comme il l’a fait sur les présidents précédents. Cet homme anime un carré SNCF comme un plateau télé. Rambaud ne dit rien. Officiellement, il a une rage de dents. Ou pas envie de parler et souvent la rage dedans. Lui non plus ne lit pas. Il ne s’est pas facilité la tâche en apportant un livre du poète Horace.
La Serpe, de Philippe Jaenada, fait 648 pages. On parle des livres qui ont beaucoup de pages. « On ne peut pas faire ça au lecteur », dit Schmitt, qui a du mal à commencer le sien. Quelqu’un mentionne le dernier de Katherine Pancol qui compte 864 pages et n’en semble pas commercialement handicapé. « J’ai toujours du mal à penser qu’un livre va m’intéresser sur 600 pages et j’ai souvent raison », dit Schmitt ; Pivot signale que les auteurs étrangers pondent souvent des pavés plus gros que les nôtres.
Ben Jelloun, qui a les épreuves de son prochain livre à relire, explique qu’elles comptent 160 pages. « Pas sérieux », blague Schmitt. « Les Américains ne vont pas en vouloir », surenchérit Ben Jelloun. Voilà des représentants de la SNCF qui viennent apporter aux écrivains des livres sélectionnés pour le prix SNCF du polar. Offrir un livre à Pivot, c’est audacieux, un peu comme apporter des macarons à Pierre Hermé.
Il reste encore deux heures. Le livre d’Eric-Emmanuel Schmitt n’est même plus sur la tranche. Tahar Ben Jelloun se lève pour aller chercher un film à regarder. Comment peut-on continuer à vendre des bouquins si même les gens qui les écrivent ne résistent pas à la concurrence des écrans ? La SNCF fait une annonce au micro. « Nous demandons à Monsieur Jean-Marie Le Clézio de bien vouloir se rendre en voiture 13 à l’étage inférieur. » Là où nous sommes, donc.
Bernard Pivot va chercher un livre dans sa valise. Fille de révolutionnaires, de Laurence Debray. Il le lit en vrai, écarquille les yeux, prend à partie ses voisins de train pour en lire des extraits. Soudain, c’est « Apostrophes » dans le TGV. « Écoutez ça… Elle lui demande de s’expliquer “sans belles périphrases, sans métaphores alambiquées, sans références intelligibles uniquement aux bacs + 8”. »
Pivot est hilare à l’idée qu’on puisse interpeller son père sur son style. Passe Françoise Chandernagor, autre membre du jury Goncourt assise plus loin. « C’est bien ? J’ai envie de le lire… Par curiosité », précise-t-elle. Mais est-ce qu’on ne lit pas toujours par curiosité ?
Arrive un journaliste de BFM-TV. « On est à la veille de la présélection, ce n’est pas trop dur ? » leur demande-t-il pour sa caméra. « Pour eux, si », répond Pivot. Il dit trouver plus facile de faire passer la sélection de 15 à 8 livres que de 8 à 4. « Les livres ne donnent pas toujours du plaisir mais on a toujours du plaisir à en discuter », dit l’un des auteurs. « C’est même meilleur », ajoute Rambaud, qui sort de son silence.
Schmitt se tourne vers la pile de journaux de Pivot. « Je peux te prendre L’Équipe ? Je ne l’ai jamais lu… » Pivot opine. Il aime L’Équipe, le seul journal dont les chiffres sont toujours fiables. Le voilà replongé dans le livre de Laurence Debray dont il relit un passage à la cantonade. Difficile de discerner ce qui le fascine le plus : l’histoire d’un homme qu’il connaît et dont il découvre des pièces manquantes, ou l’audace d’une fille qui demande publiquement des comptes à un père de sa génération.
Le train arrive en gare de Francfort. Jean-Marie Le Clézio n’est pas venu en voiture 13. Eric-Emmanuel Schmitt range La Serpe dans son sac.