Françoise Héritier : « J’ai toujours dit à mes étudiantes : “Osez ! Foncez !” »
Françoise Héritier : « J’ai toujours dit à mes étudiantes : “Osez ! Foncez !” »
Propos recueillis par Annick Cojean
L’ethnologue et anthropologue n’a cessé de déconstruire les idées reçues sur le masculin et le féminin. Pour « La Matinale du Monde », à l’occasion de la parution de son nouveau livre « Au gré des jours », elle se confie sur son long parcours.
Françoise Héritier, à Paris, en mars 2013. / ERIC FEFERBERG / AFP
Je ne serais pas arrivée là si…
Si je n’avais pas éprouvé une curiosité intense en entendant des camarades étudiants en philosophie me parler d’un séminaire absolument « exceptionnel » fait par un professeur dont je n’avais jamais entendu le nom et qui s’appelait Claude Lévi-Strauss. J’avais 20 ans, j’étudiais l’histoire-géographie, et leur enthousiasme était tel qu’il fallait que j’entende, de mes propres oreilles, ce qui se passait dans ce cours de l’Ecole pratique donné à la Sorbonne. Ce fut une révélation.
De quoi traitait donc ce séminaire ?
De la « parenté à plaisanterie » à Fidji. Et je vous assure que, pour une jeune fille qui sortait de sa province et qui faisait alors des études très classiques, c’était stupéfiant. Découvrir qu’il existait des sociétés où des beaux-frères pouvaient se saluer différemment et utiliser tel ou tel type de plaisanteries selon qu’ils avaient épousé la sœur aînée ou la sœur cadette de l’autre ouvrait des perspectives sur des mondes, des idées, des usages que je n’avais jamais soupçonnés. C’était d’une ouverture et d’une fraîcheur fabuleuses !
J’ai suivi la première année de cours avec passion. Totalement conquise. L’année suivante, c’était encore plus fort ! Le séminaire portait sur la chasse rituelle aux aigles chez les Hidatsas, des Indiens d’Amérique du Nord. Vous n’imaginez pas combien, dans une époque sans télévision, ce sujet pouvait se révéler fascinant. C’était tellement mieux que mes cours d’histoire !
De nature à vous faire changer d’orientation ?
Oh oui ! D’un coup, j’avais la tête ailleurs, alors qu’il fallait que je termine mon diplôme en histoire du Moyen Age. Lorsque Claude Lévi-Strauss a annoncé un jour qu’un nouvel institut de sciences humaines appliquées recherchait pour partir en mission en Afrique un ethnologue et un géographe, j’ai tout de suite postulé au poste de géographe.
Mais on n’a pas voulu de moi parce que j’étais une fille. Entendez : trop fragile, incapable de survivre à la chaleur, à l’eau sale, aux moustiques, aux serpents, aux scorpions, aux animaux féroces… Bref, le poste est resté vacant quelques mois. Et ce n’est que faute de candidature masculine qu’on a fini par agréer la mienne. Il fallait bien faire contre mauvaise fortune bon cœur ! En 1957, je suis donc partie en mission en Haute-Volta. Et ma vie s’en est trouvée bouleversée.
C’était la première fois que vous vous heurtiez à une discrimination des femmes ?
De manière aussi caractérisée, oui ! Mais il faut dire que, avant l’université, j’étais dans des écoles de filles. Aucune rivalité avec les garçons. Seulement des accrochages, des lancers de boules de neige cachant des pierres et des jeux de mots sexistes criés, d’un trottoir à l’autre, par les gars d’un lycée proche du mien, le long de la rue de Rome, à Paris.
Aucune différence entre garçons et filles au sein de la cellule familiale ?
Aucune en apparence. Même droit aux études pour mon frère et ses deux sœurs. Même argent de poche distribué solennellement par mon père dans des enveloppes identiques. Mais la discrimination était insidieuse. Il n’était pas question par exemple que mon frère desserve la table ou mette le couvert. Il fallait être aux petits soins pour lui. Et, lorsque nous étions en vacances à la campagne, ma sœur et moi tricotions pull-overs et chaussettes, assises dans la cour, aux pieds de nos grands-mères, tandis que mon frère partait faire du vélo avec ses copains en toute liberté.
Vous n’aviez pas le droit de sortir ?
Ah non ! Quand on sortait à vélo, c’était uniquement accompagnées par nos grands-mères. Elles nous paraissaient vieilles, mais elles n’avaient qu’une cinquantaine d’années et enfourchaient prestement leur bicyclette. Je me souviens d’un jour où nous avons voulu semer notre grand-mère maternelle, prises d’une soudaine fébrilité. On a foncé comme des folles, puis on s’est arrêtées au bord du talus pour l’attendre. Au bout d’un long moment, comme elle n’arrivait pas, on est reparties en sens inverse et on l’a retrouvée par terre, le poignet fracturé. Vous imaginez la culpabilité !
Cette différence de droits et de libertés avec votre jeune frère vous avait donc fait toucher du doigt la domination masculine.
Oh elle m’était apparue bien plus tôt ! Pendant la guerre, nos parents nous envoyaient séjourner en Auvergne, chez les oncles et cousins de mon père, pour nous requinquer et nous faire grossir, car dans les fermes, il y avait encore du beurre, du lait, des œufs… Pendant les repas, chacun prenait sa place selon un ordonnancement immuable. Au bout de la table s’installait le fermier, muni de son couteau de poche pour tailler les miches de pain. En face, se tenait le premier valet, puis ses fils, encore très jeunes, les autres valets, et enfin moi, la petite cousine. La mère et l’épouse ? Elles ne s’asseyaient pas. Elles apportaient les plats, servaient les hommes… et mangeaient debout les restes du repas. La tête du lapin ou la carcasse du poulet. Jamais les morceaux de choix. Quand il fallait de l’eau fraîche, c’est moi qu’on envoyait à la source, et pas un des valets qui aurait pourtant eu moins de mal à porter le seau que la petite fille que j’étais.
Vous perceviez l’injustice ?
Elle m’indignait ! Mais il y avait autre chose. Sur le palier de l’escalier qui montait aux chambres se trouvaient deux chromos qui représentaient la pyramide des âges de la vie pour l’homme et pour la femme. Une marche par décennie, accompagnée d’un dessin représentant le personnage ainsi qu’un vers de mirliton. A 20 ans, on voit l’homme choisir une épouse ; à 30 ans il admire ses fils ; à 50 ans, il triomphe, bras étendus, « maîtrisant le passé et le futur ». Puis il entame la descente, curieux et vif, se promenant dans le pays, apprenant à connaître le monde et les autres. Il meurt l’esprit tranquille parce qu’il a bien rempli sa vie. Pour la femme, c’est une autre affaire. A 10 ans, c’est une fille innocente : « pour elle la vie est ravissante ». A 20 ans, « son cœur tendre s’ouvre à l’amour ». A 40 ans, elle bénit le mariage de ses enfants et la naissance de ses petits-enfants. A 50 ans, déjà vieillie, « elle s’arrête, au petit-fils elle fait la fête ». Et puis elle amorce sa descente « dans la douleur », appuyée sur un garçon, fils ou petit-fils, et elle meurt « sans courage ».
Mais c’est désespérant !
Je ne vous raconte pas d’histoires ! J’ai toujours ces chromos ! La différence de condition entre l’homme et la femme me sautait chaque jour aux yeux et je ne comprenais pas ce que signifiait : « A 50 ans, elle s’arrête ». Elle s’arrête de quoi ? Personne ne pouvait me répondre. Ce n’est que plus tard que j’ai compris : elle est ménopausée, elle s’arrête donc d’être féconde et séduisante, elle a perdu toute valeur, contrairement à l’homme, en pleine possession de sa force. C’est une sacrée leçon quand on est enfant.
Seulement si on a les moyens d’avoir un œil critique et de s’en indigner. Sinon, c’est un outil de propagande sexiste qui conditionne l’esprit !
C’est bien le problème. Enfant, je voyais que la vie se passait comme ça, et que le chromo affichait en fin de compte une sorte de normalité. Et en même temps, j’étais saisie par un profond sentiment d’injustice en comparant à chaque étape les images de l’homme et de la femme. Et ces petites phrases assassines…
A quoi rêviez-vous, un peu plus tard, en tricotant sagement aux pieds de vos grands-mères ?
J’essayais de suivre leurs conversations, qui n’étaient en fait que des commérages. C’était leur seul terrain d’entente, car elles ne s’aimaient guère. Alors, contraintes de cohabiter pendant l’été, elles parlaient des uns et des autres, des mariages notamment. La Lucette de chez Chevalère avait rencontré au mariage d’Untel le cousin germain d’Unetelle qui n’était autre que le frère du cousin germain de sa belle-sœur… Je m’efforçais de suivre le dédale des liens familiaux, de décrypter tous les rapports de parenté, et je trouvais cela passionnant !
La conclusion était souvent très simple : deux frères épousaient deux sœurs, ou bien tel mariage unissait des cousins issus de germains. Mais l’intéressant, c’était de suivre le cheminement compliqué des protagonistes – qui n’avaient aucune vision d’ensemble – et les raisons des choix aboutissant à telles structures.
Vous faisiez déjà de l’ethnologie.
Sans le savoir ! Cela m’a donné une forme d’agilité intellectuelle très utile pour mener plus tard des études de parenté. Je crois beaucoup à ces façonnages qui nous viennent de l’enfance.
Mais comment vous projetiez-vous dans le futur ? Etiez-vous fascinée par certains rôles ?
Au contraire ! J’étais épouvantée par certains rôles !
Lesquels ?
Eh bien, je me croyais condamnée, par la force des choses, au rôle de mère de famille, sans toutefois parvenir à me projeter ainsi. Impossible de m’imaginer passer ma vie à m’occuper d’un intérieur, d’un mari, d’enfants. Non, vraiment, je ne pouvais pas. Je ne savais pas ce que je ferais, je ne savais même pas que l’ethnologie existait. Mais j’entendais être autonome, choisir ma vie, ne pas me laisser contraindre ni dominer. Et je n’écartais d’ailleurs pas l’idée de rester célibataire.
Quel modèle formait le couple de vos parents ?
Une petite bourgeoisie raisonnable sortie de la paysannerie. Je ne dirais pas satisfaite, mais convaincue d’être arrivée au mieux de ce qu’elle pouvait faire, à charge pour les enfants de poursuivre le chemin. L’idée de réussite sera d’ailleurs incarnée à leurs yeux par mon frère, devenu ingénieur des mines, et ma sœur, chirurgienne-dentiste. Des métiers connus et rassurants. Tandis que moi… Je crois qu’ils n’ont réalisé ma compétence dans un domaine que lors de ma leçon inaugurale au Collège de France, en 1983, lorsque j’ai succédé à Claude Lévi-Strauss. Mais c’était un peu tard…
Avez-vous perçu enfin de l’admiration dans leurs yeux ?
Ma mère a continué de dire « ma pauvre fille, tes livres ne sont pas pour moi. » Elle n’en a lu aucun.
Pourquoi « ma pauvre fille » ? Vous réussissiez, vous étiez épanouie, louangée…
C’est ainsi qu’elle m’appelait. Je n’étais pas conforme à son modèle et elle ne comprenait pas cette fille qui ne voulait pas « se contenter » et choisissait un métier qu’on n’arrête pas à 6 heures du soir.
Une « pauvre fille » avec du caractère ! N’avez-vous pas claqué la porte du domicile familial sur un coup de tête ?
Disons sur une impulsion. Les logements étaient rares à Paris, dans les années 1950. Et nous avions échangé notre logement de Saint-Etienne contre un appartement à Paris qui était sympathique, mais très étroit pour contenir mes parents, mon frère, ma sœur, ma grand-mère et moi. Or nous disposions d’une minuscule chambre de bonne dans laquelle je rêvais de mettre mon lit. Ma mère s’y opposait : l’accès à cette chambre signifiait que je pourrais entrer et sortir à son insu. Ce n’était pas mon genre, mais on surveillait les filles de près à l’époque, fussent-elles étudiantes. J’ai supplié, insisté, expliqué que j’avais du mal à travailler à côté de ma sœur qui écoutait la radio, etc. Jusqu’à ce que ma mère, ulcérée, me lance un jour : « Si tu n’es pas contente, tu n’as qu’à t’en aller ! »
Et vous êtes partie ?
Sur-le-champ ! J’étais majeure, j’avais 22 ans. Je suis allée chez un ami, puis j’ai loué une chambre de bonne sur un sixième étage de la rue Gay-Lussac, avec l’eau sur le palier. Et ce fut le bonheur. Oui, je me souviens de ces années-là, 1955,1956, comme d’une période d’éblouissement, entre camaraderie, université, découverte de l’ethnologie, aventures intellectuelles.
Nous nous retrouvions tous les soirs en petite bande dans un café, Le Tournon, décoré de fresques représentant le jardin du Luxembourg. Et je me rappelle presque avec extase ces moments où nous refaisions le monde, heureux d’y côtoyer des musiciens et écrivains noirs américains exilés en France. C’était vivant, électrique, fécond. On se sentait pleinement exister.
Et puis vous mettez le cap sur l’Afrique.
Oui. Et je n’oublierai jamais ce moment extraordinaire que fut mon premier contact avec la terre africaine. C’était à Niamey, à la tombée de la nuit. En posant mon pied sur le tarmac, tout juste sortie de la Caravelle, j’ai été saisie par la puissance de l’odeur de la terre. Une odeur d’humus et de poussière. Une odeur chaude, épicée, âcre, enivrante. Qui monte dans les narines et qui n’est comparable à nulle autre. Je me suis immédiatement sentie là où je devais être. A ma place naturelle.
Le travail en village auprès des populations Mossi et Panna vous a-t-il tout de suite intéressée ?
J’ai su instantanément que j’avais trouvé ma voie. Michel Izard était l’ethnologue et moi la géographe, mais nous avons tout de suite partagé équitablement les tâches, et c’est ce dont je rêvais.
Quelle chance de trouver sa voie !
C’est vrai. C’était en 1957, et je peux le confirmer quelque soixante années plus tard. Non seulement je ne regrette rien mais, si c’était à refaire, je sauterais dans la même aventure à pieds joints.
Tant de jeunes gens tâtonnent sans trouver de pôles d’intérêt.
Quand on a ce coup de chance, il faut savoir le saisir. Je l’ai toujours dit à mes étudiants, et surtout à mes étudiantes. « Osez ! Foncez ! » Et ne vous laissez pas freiner par des problèmes d’appartement, de famille ou de points de retraite. Cela m’a toujours fait de la peine de voir des jeunes se priver de l’aventure de leur vie parce qu’ils avaient peur de lâcher ce qu’ils avaient à Paris.
Lorsque vous avez décidé de vous marier avec l’ethnologue Michel Izard, au bout de six mois d’Afrique, vous n’avez pas eu envie de rentrer à Paris ?
Ah non. Cela faisait partie de l’originalité de notre choix à tous les deux. C’était en 1958, juste avant l’indépendance, et le dernier administrateur européen a pu nous marier très simplement au Cercle de Tougan. Ni l’un ni l’autre n’étions portés sur les grands événements familiaux. Ma sœur s’était mariée peu de temps avant, en grand tralala bourgeois, robe à traîne et grand voile. Il était hors de question que je souscrive à cela. Je ne pouvais pas !
Après des travaux sur la parenté, l’alliance, le corps, l’inceste, c’est l’universalité de la domination masculine qui a rapidement concentré votre attention.
Oui. Car c’est le cas depuis la nuit des temps, alors même que cette hiérarchie entre les sexes est une construction de l’esprit et ne correspond à aucune réalité biologique. Hommes et femmes ont les mêmes capacités physiques, cérébrales et intellectuelles. Mais la domination des hommes, qui structure toutes les sociétés humaines, est partie du constat, fait par nos ancêtres préhistoriques, que seules les femmes pouvaient faire des enfants : des filles, ce qui leur semblait normal, mais également des garçons, ce qui les stupéfiait.
Le coït étant nécessaire à la fécondation, ils en ont conclu que c’était les hommes qui mettaient les enfants dans les femmes. Pour avoir des fils, et prolonger l’espèce, il leur fallait donc des femmes à disposition. Des femmes dont il fallait s’approprier le corps car il importait que personne ne leur vole le fruit qu’ils y avaient mis. Des femmes sur lesquelles ils pouvaient aussi capitaliser, puisque ne pouvant pas coucher avec leurs sœurs, en vertu de l’interdit de l’inceste, ils pouvaient au moins les échanger contre les sœurs des autres hommes. Ainsi s’est créée une société parfaitement inégalitaire où la mainmise sur les corps et les destins des femmes a été assurée, au fil du temps, par des privations (d’accès au savoir et au pouvoir) et par une vision hiérarchique méprisante.
On ne peut pas nier une différence de stature physique qui accentue la vulnérabilité de la femme.
Même cette dysmorphie a été construite ! J’ai une jeune collègue qui a travaillé sur ce sujet et elle montre que toute l’évolution consciente et voulue de l’humanité a travaillé à une diminution de la prestance du corps féminin par rapport au masculin. Depuis la préhistoire, les hommes se sont réservé les protéines, la viande, les graisses, tout ce qui était nécessaire pour fabriquer les os. Alors que les femmes recevaient les féculents et les bouillies qui donnaient les rondeurs. C’est cette discordance dans l’alimentation – encore observée dans la plus grande partie de l’humanité – qui a abouti, au fil des millénaires, à une diminution de la taille des femmes tandis que celle des hommes augmentait. Encore une différence qui passe pour naturelle alors qu’elle est culturellement acquise.
Comme le serait la répartition sexuelle des tâches et des rôles dans la société.
Evidemment ! Pourquoi le fait de mettre des enfants au monde entraînerait-il l’obligation pour les femmes de faire le ménage, les courses, la cuisine et d’entretenir un mari ? Je ne perçois ni la logique ni le rapport. Il a fallu qu’intervienne toute une série de raisonnements, de croyances, de pensées multiples pour organiser cette répartition qui n’a rien de naturel.
Les évolutions médicales, comme la procréation médicalement assistée (PMA), chamboulent-elles les constructions mentales que vous évoquez ?
Voyons, la vraie révolution, c’est la contraception ! Pour la première fois de l’histoire de l’humanité, les femmes peuvent choisir si elles veulent ou non procréer, quand, combien de fois, avec qui. Elles redeviennent sujets à part entière.
« C’est la fin du pouvoir de l’homme et du père », s’alarmait un parlementaire au moment du vote de la loi Neuwirth. Il avait raison. C’est un retournement de situation, car la contraception intervient très exactement là où s’est noué l’assujettissement féminin. Quant aux autres évolutions, comme la PMA, qui offre à des femmes la possibilité d’avoir des enfants quand la nature ne le leur permettait pas, elles me semblent aller de soi. L’idée d’une égalité des deux sexes dans la procréation progresse.
Avez-vous personnellement subi, au cours de votre carrière, les manifestations du machisme ?
Je ne connais pas une seule femme qui puisse dire n’avoir jamais affronté le machisme ! Mais je ne l’ai pas subi dans ses formes outrancières. Seule femme parmi une cinquantaine d’hommes au Collège de France, je m’étais fondue dans le groupe au point qu’ils avaient de sévères oublis de langage. C’est ainsi que, lors d’une réunion préalable au choix de futurs collègues, un professeur s’est levé pour défendre une jeune helléniste. Il ne connaissait pas sa spécialité, a-t-il avoué, mais il se rappelait avoir été près d’elle lors d’un colloque et que : « C’est une beauté ! Elle a des jambes, mais des jambes ! Un buste merveilleux, un port de tête, une manière de se tenir… Elle est extraordinaire ! » J’ai souhaité prendre la parole, et j’ai demandé si, comme à l’armée, nous avions une « note de gueule ». Mes collègues ont ri. Puis ont baissé la tête. Il n’en a plus jamais été question.
Tout l’intérêt d’un arrêt sur image…
C’est cela. Une petite phrase suffit parfois pour faire prendre conscience de l’anomalie qu’il y a à perpétuer un discours obsolète. Il nous faut être vigilantes. Ne rien laisser passer. Il y a quelques années, un slogan courait : la mise à bas de la domination masculine commence par refuser le service du café.
Vos travaux et l’impact de vos livres vous ont-ils obligée à vous impliquer dans les débats publics ?
Bien sûr. Je n’ai jamais été une militante de rue, peut-être à cause de mes problèmes de santé. Peut-être aussi, comme l’a dit une jeune amie, parce qu’on ne peut pas brandir dans la rue une pancarte : « A bas la valence différentielle ! » Mais, sans militer dans des groupes constitués, j’ai accompagné des mouvements féministes. En sous-main. Par écrit. Mais je me sens pleinement enrôlée dans la lutte des femmes pour l’égalité.
Que pensez-vous du déferlement de paroles et de témoignages de femmes victimes de harcèlement ou d’agressions sexuelles, dans la foulée de l’affaire Weinstein ?
Je trouve ça formidable. Que la honte change de camp est essentiel. Et que les femmes, au lieu de se terrer en victimes solitaires et désemparées, utilisent le #metoo d’Internet pour se signaler et prendre la parole me semble prometteur. C’est ce qui nous a manqué depuis des millénaires : comprendre que nous n’étions pas toutes seules !
Les conséquences de ce mouvement peuvent être énormes. A condition de soulever non pas un coin mais l’intégralité du voile, de tirer tous les fils pour repenser la question du rapport entre les sexes, s’attaquer à ce statut de domination masculine et anéantir l’idée d’un désir masculin irrépressible. C’est un gigantesque chantier.
Vous incriminez l’indulgence de la société à l’égard des « pulsions » masculines ?
Bien entendu ! Nous sommes des êtres de raison et de contrôle, pas seulement de pulsions et de passions. Si j’ai une pulsion mortifère à votre égard, je ne vais pas vous sauter dessus pour vous égorger. La vie en société impose des règles ! Mais on a si longtemps accepté l’idée que le corps des femmes appartenait aux hommes et que leur désir exigeait un assouvissement immédiat ! On justifiait ainsi le port du voile, l’enfermement des femmes, voire le viol : seule la femme serait responsable du désir qu’elle suscite. Mais enfin, c’est insensé ! C’est se reconnaître inhumain que d’affirmer qu’on nourrit des pulsions incontrôlables ! Et qu’on ne nous parle pas de désir bestial ! Les bêtes ne violent pas leurs partenaires, sauf les canards je crois. Et jamais ne les tuent.
Quelles sont les urgences ?
L’urgence ? Le nourrisson, le jardin d’enfants, les premières classes du primaire. Les premières impressions de la vie sont fondamentales. Et il faut que l’école y aille fort si l’on veut contrer ce qu’entendent les enfants à la télévision, dans la rue, la pub, les BD, les jeux vidéo et même à la maison.
Après vos ouvrages sur le masculin/féminin et autres travaux sur ce thème, comme libérée des pesanteurs universitaires, vous avez publié deux petits livres énumérant souvenirs, émotions, sensations. Comme une définition du bonheur ?
Plutôt que de bonheur, je parlerais de joie. Ce n’est pas la même chose. Je trouve dans la joie une splendeur à vivre, y compris dans la douleur. Et ce n’est pas un habit dont je me suis revêtue pour supporter les difficultés de l’existence. Non, je crois simplement que j’ai été armée très tôt pour cette capacité à accéder à la joie pure.
Car ce serait un don ?
Je crains en effet que cette aptitude ne soit pas donnée à tout le monde. J’ai cette propension à jouir du moment présent, sans anticiper sur les joies du lendemain. A tout apprécier. Jusqu’à l’éclat du soleil d’automne que j’aperçois à cet instant à travers la vitre.
Propos recueillis par Annick Cojean
Dernier ouvrage paru : « Au gré des jours » (Odile Jacob), 152 pages, 12,90 €.
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