En marge de la Paris Games Week, la nouvelle bande-annonce de « The Last of Us 2 » a fait montre d’une violence difficilement soutenable. / Sony

La femme est à terre, deux hommes la maintiennent de tout leur poids au sol, bras écartelés. L’un des deux assaillants brandit un marteau. La caméra ne tremble pas. Plein champ, le maillet s’abat violemment sur l’avant-bras de la victime dans un bruit d’os brisés et de cris. Aucune justification. Aucun contexte. Aucun avertissement. Juste une scène de torture diffusée en plein milieu d’une conférence suivie par des millions de joueurs adultes comme adolescents.

En communication, on appelle ce genre de recours les « shock values ». Le côté choc, pour attirer l’attention des spectateurs à grand renfort de violence ou de provocation. Et en l’espace d’une semaine, c’est à une succession de surenchère gratuite et souvent embarrassante qu’ont assisté joueurs et observateurs en marge de la Paris Games Week, du 1er au 5 novembre, et des principales sorties du moment.

Au niveau local, cela a commencé avec la publicité française sur le site spécialisé Gamekult pour Wolfenstein II, le 25 octobre, et s’est poursuivi avec l’animation sur les stands d’Ubisoft pour la promotion du jeu Far Cry 5 à la Paris Games Week. La première met en scène un journal télévisé nazi parodique, présenté par le personnage fictif de « Jean-Pierre Collabo » (sic). La seconde a vu des drapeaux semblant évoquer ceux d’organisations suprémacistes être distribués à une foule de visiteurs en délire.

Au niveau international, celui où l’émoi a été le plus conséquent, l’étincelle est partie de la diffusion, lors de la conférence à grande audience de Sony, le 30 octobre, de deux bandes-annonces d’une extrême violence : dans l’une d’elle, celle de Detroit, un homme frappe une femme androïde après avoir apparemment battu sa fille à mort ; dans la fameuse seconde, pour The Last of Us II, deux hommes fracturent le bras d’une femme à terre à coups de marteau.

Des publicités maladroites

Devant les levées de bouclier, les entreprises concernées ont rapidement revendiqué un caractère parodique, fictif ou encore adulte assumé. Non sans prendre quelques mesures en urgence. La publicité de Bethesda sur Gamekult a ainsi rapidement été désactivée, avant de réapparaître quelques jours plus tard légèrement modifiée et cette fois précédée d’un avertissement :

« Cette publicité détourne les codes du journalisme à des fins parodiques et promotionnelles, et les contenus ou images ne sont en aucun cas destinés à justifier, glorifier ou approuver les croyances, les idéologies, les événements, les actions, les personnes ou le comportement du régime nazi, ou à banaliser ses crimes de guerre, génocides ou autres crimes contre l’humanité. »

Depuis le mois de juin, l’entreprise américaine multiplie les opérations parodiques : fausses séries TV nazies, faux jeux télé nazis, ou encore clips encourageant sur un mode amusé à « frapper un nazi », faisant écho aux bien réelles manifestations de suprémacistes blancs, comme cet été à Charlottesville.

Pour « Wolfenstein II », Bethesda invite le spectateur à vivre de manière parodique sous l’occupation. / Capture d'écran

Mais sa dernière publicité n’a pas été du goût de tous, y compris dans l’industrie. Selon les informations du Monde, ce faux journal télévisé nazi avait dans un premier temps été proposé à Webedia, l’éditeur de Jeuxvideo.com, qui l’a refusée. Le constructeur Microsoft a par ailleurs visiblement fait retirer le logo de sa console, la Xbox One, de la campagne incriminée.

En 2015, Amazon avait également dû retirer, face aux protestations, une campagne promotionnelle pour la série télé Le Maître du haut château, pour laquelle des symboles nazis avaient été affichés dans le métro de New York.

Contactée par Pixels, Géraldine Mazot, directrice marketing France de Bethesda, rappelle que Wolfenstein II se situe dans un univers uchronique :

« Notre campagne marketing a pour objectif d’amener les joueurs à réfléchir à ce que serait leur quotidien, leurs références cinématographiques, leur programme télé, leur pratique du jeu vidéo sous le joug du nazisme […]. On ne fait en aucun cas de provocation gratuite. L’humour noir et le côté transgressif font partie de l’ADN de la licence depuis le début. Il ne s’agit pas de campagne opportuniste dévoyant le contexte du jeu pour faire le buzz. »

Du côté d’Ubisoft, on invoque un malentendu. Contacté par Pixels, Emmanuel Carré, responsable de la communication de l’éditeur, souligne que l’entreprise n’a jamais présenté la secte de Far Cry 5 comme des suprémacistes blancs.

« Le drapeau que l’on voit sur la vidéo n’est pas un drapeau de suprémaciste blanc mais un drapeau qui correspond au logo du projet Eden’s Gate, un culte de fous qui se préparent à la fin du monde et que les joueurs seront amenés a combattre dans Far Cry 5. Pour rappel, Far Cry 5 est une œuvre de fiction pour adulte, comme peuvent l’être les livres ou les films. Nous nous inspirons d’événements réels pour créer un scénario plausible dans lequel nous changeons pas mal d’éléments pour la qualité de la narration et de l’expérience du jeu. »

Sony accusé de complaisance

Les réactions à la conférence de Sony du 30 octobre ont été les plus nombreuses et virulentes. Sur le site américain IGN, après avoir rappelé toutes les immenses qualités de la série The Last of Us, la rédaction estime que la bande-annonce ultra-violente du prochain épisode est « à côté de la plaque ». Sur Forbes, le journaliste Erik Kain explique quant à lui que cette bande-annonce « l’a rendu malade ».

Lors de la même conférence, la bande-annonce de Detroit : Become Human, développé par le studio français Quantic Dream, a elle aussi mis mal à l’aise les observateurs. Sur Eurogamer, Martin Robinson se demande ainsi si la violence domestique et la maltraitance infantile sont des thèmes « adaptés au jeu vidéo » et, surtout « si Detroit les explore de façon responsable ».

Face aux critiques, Michael Denny, vice-président de Sony, a rappelé sur le site VG247 que « produire du contenu adulte qui pousse les gens à s’interroger et vise un public lui-même adulte, c’est aussi ce que fait Sony ». Interrogé par le Telegraph, Jim Ryan, président de Sony Interactive Entertainment Europe, rappelle que The Last of Us 2 est un jeu « fait par des adultes et destiné aux adultes ».

Derrière la question de l’intelligence artificielle, « Detroit » met en scène la violence domestique. / Sony

L’industrie du jeu vidéo n’en est pas à sa première fois : une grande partie du succès de la série Grand Theft Auto s’est bâtie sur la communication incendiaire de ses éditeurs respectifs. Dès ses débuts, BMG Interactive avait fait parvenir des éléments de ce jeu de gangsters sulfureux aux députés anglais en demandant son interdiction, pour susciter l’indignation et, par effet de boomerang, faire parler de lui. La mode des jeux violents comme Mortal Kombat et Night Trap, au début des années 1990, avait préalablement abouti à la naissance de l’ESRB aux Etats-Unis et du PEGI en Europe, deux signalisations censées protéger les consommateurs.

Vingt ans plus tard, ces dérapages volontaires surprennent d’autant plus que l’industrie multiplie les initiatives pour responsabiliser parents, joueurs et professionnels aux problématiques sociétales. A l’image, lors de la Paris Games Week, de l’association Pédagogeux, présente sur le salon pour expliquer aux jeunes joueurs la signalétique PEGI sur les jeux violents – absente des bandes-annonces de Sony –, de Women in Games France, qui promeut l’inclusion des femmes dans l’industrie, ou de RespectZone, qui combat les discours haineux en ligne, en plein contexte de retour en grâce des idéologies sexistes et racistes.

Lire le compte rendu du débat à la Paris Games Week  : Plaidoyer pour une féminisation des métiers du numérique

Selon un vétéran du secteur qui ne souhaite pas voir son nom apparaître :

« Il y a dans cette industrie une incapacité impressionnante à saisir le zeitgeist [l’esprit du temps]. Ce sont des gens qui sont parfois dans le milieu depuis vingt ans et qui ont du mal à s’adapter aux évolutions de la société. Pourtant ce n’est même pas une question de pression financière : l’industrie du jeu vidéo n’a jamais eu autant le moral qu’en ce moment. Mais ils gèrent n’importe comment la montée du nazisme, ils pensent qu’il suffit de lui tendre un miroir déformant vaguement humoristique pour produire un discours critique. Mais non, ça ne marche pas. »

« Ils parlent d’émotions comme Apple de fonctionnalités »

Le débat, confidentiel en France, a pris une tout autre proportion dans le monde anglophone, où la conférence de Sony a suscité un débat plus large sur la supposée maturité de ces jeux, accusée de n’être qu’un argument mercantile creux.

Le journaliste Paul Tamburro, de GameRevolution, rappelle ainsi qu’il ne faut pas trop vite « confondre violence et maturité ». Même son de cloche chez Rob Fahey : pour l’éditorialiste de GamesIndustry, la question ne réside pas dans la violence des jeux, mais dans la façon de la présenter lors de ce genre d’événements médiatiques :

« La scène [de The Last of Us 2] vue à la Paris Games Week […] sera certainement justifiée dans le jeu et gérée intelligemment dans le contexte de l’aventure […]. Naughty Dog [le développeur du jeu] a mérité qu’on lui accorde le bénéfice du doute […]. Mais bien trop souvent, le marketing de Sony dessert ses jeux en cherchant à choquer, en recourant à des techniques prétendument “matures” et “provocantes” qu’on croirait sorti du journal d’un ado de 14 ans. »

Depuis le mois de juin, Bethesda multiplie autour de « Wolfenstein II » les opérations marketing parodiant les codes de l’extrême-droite. / Bethesda

Sur le site spécialisé Polygon, la journaliste Julia Alexander a ainsi appelé les éditeurs à « arrêter de se servir de la violence pour faire vendre des jeux ». Scott Benson, co-développeur du jeu Night in the Woods, qui aborde justement ces sujets, surenchérit sur Twitter :

« Il n’y a pas de raison qu’on ne puisse pas décrire ce genre de choses, pas de raison qu’on ne puisse pas raconter ces histoires, mais beaucoup de jeux les traitent comme de simples preuves de la maturité, de la bravoure de leurs développeurs. Ils parlent d’émotions comme Apple parle des nouvelles fonctionnalités de leurs téléphones. »

Si le Français David Cage, concepteur principal de Detroit, a justifié la violence de sa bande-annonce à Eurogamer en disant que « les gens devraient voir la scène [de violence domestique], jouer au jeu et la voir dans son contexte pour vraiment la comprendre », l’explication n’a toutefois pas satisfait Scott Benson :

« Mais le contexte est TOUT. Sortir cette scène de son contexte et la projeter sur un écran en dit long sur la raison qui vous a poussé à la faire. Vers la fin de notre jeu [Night in the Woods] il y a une discussion sur la maltraitance infantile, mais elle s’appuie sur un contexte. Imaginez, si on en avait fait un argument marketing ? Qu’est-ce que ça aurait dit de nos intentions ? »