Philosopher avec Georges Brassens
Philosopher avec Georges Brassens
De « Chanson pour l’Auvergnat » à « Supplique pour être enterré sur la plage de Sète », Thomas Schauder nous invite à (re-) découvrir la pensée du chanteur et poète, philosophe à travers ses textes.
Georges Brassens chez lui, le 9 octobre 1972, à Paris. / - / AFP
Le professeur de philosophie Thomas Schauder propose cette semaine un pas de côté pour sa chronique Phil d’actu, partant de l’idée que tout peut être matière à philosopher.
On étiquette souvent Georges Brassens comme « poète de la chanson française » à cause de la qualité remarquable de ses textes. Mais c’était aussi un être humain et, à ce titre, il était confronté aux mêmes problèmes que vous et moi. Et il a tenté de traduire dans ses chansons les intuitions que ces problèmes éveillaient en lui. En ce sens, Brassens était aussi un « poète philosophe », titre d’un livre de Lucien Rioux. Je vous propose donc cette semaine d’examiner quelques éléments de la philosophie de Georges Brassens en trois chansons.
- L’individualisme : « Chanson pour l’Auvergnat » (1954)
Politiquement, Brassens se définit comme anarchiste et libertaire, et il a même milité quelque temps au sein de la Fédération anarchiste. Lecteur des grands théoriciens de l’anarchisme (Proudhon, Kropotkine, Bakounine), il adhère à leur thèse fondamentale : les institutions sociales oppriment l’individu. C’est pourquoi il rejette en bloc l’Etat, notamment l’appareil policier et judiciaire, la religion, la nation ou encore la famille.
Plus généralement, Brassens est profondément individualiste et il pense que l’intelligence et les capacités de l’individu ont tendance à se diluer dans le groupe (comme il l’explique avec Jean Ferrat et Jean-Pierre Chabrol en 1969). Il rejette les normes, en particulier celles de « la bourgeoisie » : la bonne morale, le conformisme, le manque d’imagination, en héritier de Baudelaire et de Verlaine. Dans Chanson pour l’Auvergnat, il dénonce notamment le décalage entre le discours humaniste et la violence réelle de la société :
« Toi qui m’ouvris ta huche quand
Les croquantes et les croquants,
Tous les gens bien intentionnés,
S’amusaient à me voir jeûner. »
A ce comportement collectif, il oppose « l’Auvergnat », « l’hôtesse », « l’étranger », des individus qui par leurs actions, par un sourire, par un petit rien, aident concrètement celui qui est dans le besoin. Le ressenti prend le pas sur les beaux principes (« Ce n’était rien qu’un peu de pain, mais il m’a réchauffé le corps »). Dans toute son œuvre, il chante ainsi les petits, les marginaux, les prostituées, les voyous, ceux qui ne se préoccupent que de tracer leur propre chemin, sans se soucier de plaire ou de choquer.
- Le scepticisme : « Mourir pour des idées » (1972)
Si Brassens est à ce point opposé à toutes les normes, c’est parce qu’il est profondément sceptique, c’est-à-dire qu’il pense qu’on ne peut jamais atteindre la vérité absolue en quoi que ce soit. Son anarchisme n’est donc pas une affaire de principe, mais la conséquence de cette « intuition philosophique » qu’on ne peut jamais prétendre détenir la vérité et encore moins l’imposer aux autres.
La chanson Mourir pour des idées explicite ce refus du dogme, qu’il soit politique ou religieux, qui pousse au « sacrifice » ou au « martyre » ceux pour qui « la vie est à peu près [le] seul luxe », alors même que ceux qui le prêchent « s’attardent ici-bas ». Le sceptique, au contraire, pense qu’aucune idée ne mérite qu’on meurt pour elle :
« Encor s’il suffisait de quelques hécatombes,
Pour qu’enfin tout changeât, qu’enfin tout s’arrangeât !
Depuis tant de “grands soirs” que tant de têtes tombent,
Au paradis sur terre on y serait déjà.
Mais l’Age d’or sans cesse est remis aux calendes,
Les dieux ont toujours soif, n’en ont jamais assez
Et c’est la mort, la mort toujours recommencée. »
Il y a dans le scepticisme de Brassens quelque chose de ce qu’on appelle « l’ironie socratique ». Dans les dialogues de Platon, Socrate tourne en dérision les arguments de ses adversaires pour les amener à se contredire et à admettre qu’ils ignorent ce dont ils parlent. De même, Brassens n’impose pas de contre-arguments à ses « adversaires », mais il s’amuse à caricaturer leurs discours, il répond par l’humour à ceux qui se prennent trop au sérieux.
De plus Socrate, bien souvent, ne dit pas ce qu’il pense, puisque la seule chose qu’il sait, c’est qu’il ne sait rien. Mais c’est toujours mieux que ceux qui croient savoir quelque chose alors qu’en réalité ce n’est pas le cas. La reconnaissance de sa propre ignorance est le premier pas dans la recherche de la vérité. Là encore, Brassens fait sien ce principe : au nom de quelle idée mourir ? Elles se ressemblent toutes, et peut-être n’auront-elles « plus cours le lendemain », dit encore la chanson. Impossible de savoir et c’est pourquoi « le sage, en hésitant, tourne autour du tombeau ».
- L’épicurisme : « Supplique pour être enterré sur la plage de Sète » (1966)
S’il est une philosophie qui s’applique tout à la fois à l’œuvre et à la vie de Georges Brassens, c’est sans doute celle d’Epicure. Celui-ci pensait que les hommes n’atteignent pas le bonheur parce qu’ils se laissent atteindre par des craintes sans fondement (peur de Dieu, de la mort) et parce qu’ils poursuivent des désirs irréalisables (la gloire, la richesse, l’immortalité). Au contraire, sa philosophie « thérapeutique » vise à nous faire atteindre « l’absence de trouble dans l’âme et dans le corps », c’est-à-dire la vie heureuse, en se contentant des plaisirs simples et nécessaires : manger et boire, passer du temps avec les « vrais » amis, contempler les beautés de la nature.
Cette vie simple et sans crainte, la chanson Supplique pour être enterré sur la plage de Sète l’illustre parfaitement. Brassens commence par moquer « la Camarde », c’est-à-dire la mort, tout en l’acceptant comme inévitable :
« La Camarde, qui ne m’a jamais pardonné
D’avoir semé des fleurs dans les trous de son nez,
Me poursuit d’un zèle imbécile.
Alors, cerné de près par les enterrements,
J’ai cru bon de remettre à jour mon testament,
De me payer un codicille. »
L’envie d’être enterré sur cette plage provient de tous les plaisirs qui lui sont associés : la sexualité, le paysage, la musique, la bonne chair, l’amitié… Derrière la plaisanterie et le goût du bon mot, il nous transmet un message : profiter de la vie et de ses douceurs. Brassens illustre bien le principe épicurien selon lequel « il n’y a rien à redouter, dans le fait de vivre, pour qui a authentiquement compris qu’il n’y a rien à redouter dans le fait de ne pas vivre » (Lettre à Ménécée).
Brassens n’était pas un épicurien au sens où on l’entend d’ordinaire, c’est-à-dire jouisseur, buveur, fêtard. Il avait, au contraire, la réputation de sortir peu, d’être très sobre, de travailler beaucoup. Et, bien qu’il disait de lui qu’il n’était « pas un chanteur engagé », toute son œuvre véhicule une vraie philosophie : critique des normes et valorisation des sensations et des actes individuels, rejet de la crainte par l’humour et la spiritualité, amour des plaisirs simples et de la beauté des choses.
Tout cela fait de lui un vrai épicurien : un homme qui cherche, qui travaille à être heureux, qui sait s’entourer et qui ne dévie pas de son chemin.
Un peu de lecture ?
– Platon, Apologie de Socrate (Flammarion, 2005).
– Epicure, Lettres, maximes, sentences (Le Livre de Poche, 1994).
– Lucien Rioux, Georges Brassens, le poète philosophe (Seghers, 1988).
Lire également les précédents chroniques de Thomas Schauder :
Le Forum Philo « Le Monde » Le Mans aura lieu les 10, 11, 12 novembre
« Peur de quoi ? » : c’est le thème du 29e Forum philo « Le Monde » Le Mans, qui se tiendra du vendredi 10 au dimanche 12 novembre, au Palais des congrès du Mans. Trois jours durant, philosophes, anthropologues, psychanalystes et historiens, mais aussi écrivains et artistes, se relaieront sur ce thème et débattront avec le public, pour tenter de penser cet effroi collectif qui entrave le présent et menace d’annuler l’avenir.
Patrick Boucheron, Marc Crépon, Christophe Honoré, Edgar Morin, Elisabeth Roudinesco ou encore Emilie Tardivel feront partie des intervenants.
La participation au Forum est libre et gratuite. Seul le goûter philo organisé samedi pour les enfants de 6 à 10 ans fait l’objet de préinscriptions. Infos sur http://forumlemondelemans.univ-lemans.fr