Le gouvernement ne s’est pas simplifié la tâche en voulant réformer l’assurance-chômage. Promesse de campagne d’Emmanuel Macron, ce gros chantier social du début du quinquennat s’avère être d’une complexité inouïe, en particulier parce qu’il prévoit d’étendre l’octroi des Assedic aux travailleurs indépendants. Une « mission d’expertise » a été confiée, courant juillet, à l’inspection générale des affaires sociales (IGAS) et à l’inspection générale des finances (IGF) pour défricher le sujet. Elles viennent de remettre un rapport provisoire, daté d’octobre, que Le Monde s’est procuré.

Ce document extrêmement dense et très technique ne contient pas de solution toute faite : il expose les multiples aspects à prendre en considération pour fonder un tel régime, en attirant l’attention notamment sur les risques de « fraude », et ébauche un large éventail de scénarios possibles.

Aucun chiffrage sur le coût des différentes options envisagées n’est communiqué. Difficile, dans ce contexte, de se forger une opinion sur les pistes susceptibles d’être privilégiées : la seule conclusion qui s’impose, à ce stade, est que l’exécutif se retrouve face à un sacré casse-tête – ce que les auteurs du rapport, supervisé par Jean-Michel Charpin, ex-directeur général de l’Insee, voulaient peut-être rappeler.

  • Qui sont les 3,3 millions d’indépendants ?

La mission dresse, tout d’abord, un portrait des indépendants. Leur nombre a augmenté de 2,2 % par an en moyenne entre 2008 et 2015 pour atteindre 3,3 millions de personnes. Transformation de l’économie oblige, il « est en hausse dans la construction et le tertiaire tandis qu’il décline dans le secteur agricole ».

Il s’agit d’une population ardue à circonscrire car elle se révèle très hétérogène. Si le revenu moyen des travailleurs indépendants est de 30 120 euros en 2014, soit bien plus que ce que perçoit le salarié en moyenne (26 828 euros), cet indicateur « masque », selon les auteurs du rapport, « des inégalités plus marquées » que dans le salariat. Les revenus des indépendants varient ainsi de « 17 320 euros par an pour les professions agricoles à 51 500 euros pour les professions libérales ». Certains micro-entrepreneurs plafonnent, eux, à 4 920 euros par an.

Autre difficulté pour mener à bien la réforme : les mouvements de va-et-vient entre le salariat et le monde des indépendants, accomplis par certains actifs. « Les transitions d’un statut à l’autre sont devenues plus fréquentes, tout comme le cumul de plusieurs statuts », écrivent les membres de la mission.

S’y ajoute l’existence d’une catégorie d’un genre nouveau : les travailleurs indépendants économiquement dépendants, c’est-à-dire ceux qui sont tributaires « d’un donneur d’ordre majoritaire ». Leur nombre s’accroît avec l’essor des plate-formes Internet comme la société de transport Uber ou l’entreprise de livraison de nourriture à domicile Deliveroo. Et ils peuvent connaître « un risque de perte d’emploi qui s’apparente à celui des salariés, en ce qu’il peut être largement exogène à leur activité ».

  • Faut-il accorder l’allocation chômage à tous les indépendants ?

Plusieurs groupes doivent être distingués, en fonction de leurs attentes comme de leurs besoins. Par exemple les professions libérales, médecins ou avocats, qui disposent d’une « capacité contributive supérieure à la moyenne, mais sont peu concernés par le risque chômage » : eux seront peut-être enclin à se montrer réservés à l’idée de la réforme.

A l’inverse, il y a les travailleurs indépendants « dits classiques » qui sont « susceptibles de connaître des pertes d’activité involontaire et définitive » et pour lesquels la nécessité d’une couverture est sans doute plus grande.

Ces divergences sont telles, estime le rapport, qu’elles pourraient « conduire à envisager de différencier la couverture contre le risque (…) en fonction des catégories professionnelles ». D’autant que « les revenus des travailleurs indépendants peuvent être difficiles à appréhender » puisqu’ils sont souvent calculés sur une base annuelle, qui plus est un ou deux ans plus tard.

  • Quels peuvent être les critères d’attribution ?

Compte tenu de la très forte diversité des profils, la mission IGAS-IGF considère qu’il faut, au préalable, répondre à une question : quels sont les cas de figure où l’assurance-chômage doit être accordée ? Dans l’hypothèse d’une cessation d’activité, l’exercice s’avère redoutable puisque les indépendants sont, par construction, « autonomes dans la conduite » de leurs affaires et peuvent décider de les stopper volontairement, dans le but inavoué de percevoir une allocation chômage.

La probabilité qu’un tel « aléa moral » survienne étant non négligeable. Il convient donc de définir avec « prudence » les risques à couvrir et les conditions donnant droit aux Assedic. En évitant un écueil : fixer des critères trop stricts (restreints, par exemple, aux seules situations de mise en liquidation judiciaire ou de redressement judiciaire) ; si on agissait ainsi, le dispositif couvrirait alors « un périmètre limité » (de l’ordre de 50 000 à 70 000 personnes, chaque année). Un système un peu plus souple peut être étudié, à condition d’être accompagné « d’importants garde-fous et de mécanismes de contrôle » (délai de carence, droit limité dans le temps, franchise…).

Mais il est hors de question, pour la mission IGAS-IGF, de prendre en charge les situations de « fortes baisses » de chiffre d’affaires. « Des comportements d’optimisation (…), par manipulation des agrégats comptables pourraient voir le jour », mentionne le rapport, en ajoutant que « l’assurance-chômage n’a pas pour fonction première de constituer un dispositif de complément de revenu ». Une exception à ce principe peut cependant être retenue : les travailleurs indépendants qui sont économiquement dépendants.

  • Quels sont les objectifs de cette réforme ?

Sur la base de ces analyses, la mission estime que le régime promis par M. Macron « peut répondre à trois objectifs distincts » : protéger les indépendants « contre le risque de défaillance de leur entreprise », « répondre aux défis de la dépendance économique à l’égard d’un donneur d’ordres » et « rapprocher » les systèmes de protections (salariés et non-salariés) – cette troisième voie étant peu abordée dans le rapport car elle va au-delà du mandat donné à l’IGAS et à l’IGF.

Ces trois buts seront toutefois difficiles à atteindre par le biais d’un « dispositif unique ». S’agissant des indépendants économiquement dépendants, une des solutions envisageables consisterait à les affilier à l’assurance-chômage des salariés.

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    Quels sont les scénarios envisagés ?

Ce cadre étant posé, la mission passe en revue « dix scénarios possibles » : deux d’entre eux reposent sur le volontariat – comme à l’heure actuelle avec la GSC (l’assurance contre la perte d’emploi des dirigeants d’entreprises) ; trois autres passent par l’instauration d’un régime obligatoire accordant une indemnisation dont le caractère est « essentiellement forfaitaire » ; les cinq dernières options créent, elles aussi, un système obligatoire, mais avec une allocation « calculée en fonction des revenus antérieurs des assurés et, le cas échéant, des cotisations acquittées ».

Ces pistes, précise le rapport, « peuvent être mises en œuvre isolément mais également combinées », ce qui ne concourt pas forcément à la clarté du propos. Il n’y a plus qu’à souhaiter bonne chance au législateur quand il prendra la plume pour rédiger le texte de loi.