Julien Clerc : « A l’Olympia, j’ai vu mes parents côte à côte pour la première fois »
Julien Clerc : « A l’Olympia, j’ai vu mes parents côte à côte pour la première fois »
Propos recueillis par Pascale Krémer
A 70 ans, le chanteur fête son demi-siècle de carrière avec un 24e album studio, « A nos amours », et une longue tournée en France. Il s’est confié à « La Matinale du Monde ».
Julien Clerc, en juin. / BOBY / WARNER MUSIC
Je ne serais pas arrivé là si…
… si mes parents n’avaient pas divorcé. Les enfants qui ont vécu ça ont en commun quelque chose que ne comprennent pas les autres. J’ai eu cette espèce de fêlure. Pour un métier artistique, ce n’était pas mauvais à 100 %. J’ai été confié à mon père, ce qui était rarissime à l’époque, et ma belle-mère comme ma mère ont joué un rôle dans ce qui m’a constitué. Dans les deux foyers, il y avait de la musique.
Mais pas la même…
C’est vrai. La semaine, je vivais à Bourg-la-Reine (Hauts-de-Seine), avec un demi-frère et deux demi-sœurs, dans une maison en meulière avec jardin. Ma belle-mère adorait la musique classique, elle était pianiste et claveciniste amatrice. Le week-end, j’étais chez ma mère dans le 14e arrondissement de Paris. Elle était plus « variétés ». Avec elle, je faisais tout ce que je voulais. Regarder sept fois Le Pont de la rivière Kwaï, manger des pâtes à tous les repas… C’était une soupape par rapport à la famille nombreuse Télérama. Mais elle n’était pas très douée, comme mère. Mon quota de vacances avec elle, je le passais avec son père, que j’adorais.
J’avais deux univers. Gaulliste d’un côté, communiste de l’autre. Côté paternel, c’était les vacances dans la maison du Poitou, avec les héros vendéens sur les murs. Quand je parlais du Petit Jésus à mon grand-père maternel stalinien, il faisait des bonds sur place.
Vos parents se sont donc séparés très rapidement après votre naissance ?
Je n’avais qu’un an et demi. Mon père a épousé la fille de la femme de ménage. Ce n’était pas si courant que ça, à l’époque. En fait, mes grands-parents paternels et maternels habitaient face à face, à deux étages de différence, dans la même rue étroite du 14e arrondissement. Ma famille paternelle dans les étages nobles, ma famille maternelle tout en haut, un petit appartement avec toilettes sur le palier. Mon grand-père maternel était antillais, ouvrier, communiste. Sa femme faisait le ménage chez mes grands-parents paternels. Mon père et ma mère ont vécu un amour passionné qui n’a pas duré.
Mais ma mère, qui était secrétaire de direction, est restée toute sa vie sous son emprise intellectuelle. Je ne devais pas dire que mon père était un bourgeois, par exemple, mais un « intellectuel ». Je pense que c’était quand même un petit-bourgeois. Il était normalien, haut fonctionnaire, il s’occupait du centre de documentation de l’Unesco.
Vous l’avez chantée, cette « double enfance ». Etait-ce un peu schizophrénique ou a-t-elle développé votre sens de l’adaptation ?
Rien ne me choquait. Et cela me plaisait assez de m’en aller le vendredi. Ce sentiment, très jeune, d’être à part. Cela me singularisait, je crois. Mes frères et sœurs savaient juste que j’avais une mère quelque part et que j’allais la voir, qu’elle me ramenait le dimanche soir à la grille du jardin sans jamais entrer. Il y avait un non-dit.
Vous en souffriez ?
C’était une enfance avec des orages intérieurs mais assez structurée. Avec tout de même, très certainement, une peur de l’abandon. Je n’avais pas été abandonné mais ce n’était pas complètement normal de ne pas être auprès de sa mère dans les premières années de sa vie. Il y avait eu un combat très âpre entre mes deux parents pour ma garde. Mon père avait monté un dossier plus sérieux que celui de ma mère, fille d’ouvrier. Elle avait laissé filer l’affaire. « J’ai su que tu serais bien élevé », m’a-t-elle dit plus tard. Je veux bien croire qu’elle ait pensé ça… Mais ça n’était pas dans l’ordre des choses.
Quels souvenirs gardez-vous de cette enfance particulière ?
La campagne. J’y passais les trois quarts des vacances. On était tout le temps à la ferme d’une cousine germaine, tata Rolande. Je me souviens des saveurs, des odeurs. Cela m’a rendu gourmand et très sensible à la nature, aux animaux. Et puis il y a eu les scouts. A un moment, ma mère est tombée malade, je l’ai moins vue. De 11 à 15 ans, j’ai remplacé cette absence par les Eclaireurs de France, des scouts laïcs. Cela m’a beaucoup plu et ça a été assez formateur. J’ai découvert l’Espagne intérieure, à Teruel. J’ai même été chef de patrouille. J’ai adoré, j’ai quand même un petit côté chef de bande… Mais je n’ai pas été « totémisé » parce que j’avais mené l’insurrection pour que filles et garçons soient mélangés dans le car.
Chef de bande… Vous aviez beaucoup de copains ?
Je ne serais pas arrivé là sans Bourg-la-Reine ! Maurice Vallet, Momo, est entré dans la boucle en classe de philo. On faisait le chemin du lycée Lakanal ensemble. On est devenus meilleurs amis avant qu’il ne soit mon premier parolier. On parlait, on riait beaucoup, on inventait des émissions de radio. On a même pris des leçons de théâtre. Si je n’ai pas fait de cinéma plus tard, c’est que j’ai senti dès cet âge-là que je n’étais pas fait pour ça !
Comment la musique est-elle devenue si centrale dans votre vie ?
J’ai eu une chance énorme : ma mère avait pour idole absolue Georges Brassens. Elle écoutait aussi Montand, Aznavour, Ferré… Ma belle-mère, elle, m’a mis au piano à 6 ans. Pour ça, les deux mères s’étaient parlé… Je faisais du piano en traînant les pieds et quand j’ai commencé les Eclaireurs, j’ai arrêté. Dieu merci, j’y suis revenu après. Au lycée, j’étais le piètre batteur d’un groupe qui répétait au fond de mon jardin.
A 17 ans, mes parents m’ont laissé partir en Corse avec un copain. En bout de plage à Calvi, il y avait une boîte où de jeunes musiciens marseillais jouaient jusqu’à 23 h 30. Ils avaient besoin d’un chanteur. J’ai dit : « Moi je peux chanter. » Je n’avais jamais chanté. Rien. Jamais pris le moindre cours. Je ne sais pas ce qui m’a pris.
Mais comment vous êtes-vous débrouillé ?
J’ai appris à toute vitesse des chansons en anglais « yaourt » – on avait un mange-disque sous notre tente, au camping. Un ou deux titres des Beatles, des Kings, d’Otis Redding, Dutronc, Antoine… Et pendant toutes les vacances, j’ai chanté là, avec un petit cachet. Bon, le public de la boîte, c’étaient surtout les copains du camping. En rentrant, grâce à mon milieu social, mes études en droit, j’ai décroché le marché des rallyes. Le week-end, je faisais danser le rock à des jeunes gens en robe longue et smoking, dans le 16e arrondissement. La semaine, au piano, je tentais de reproduire à l’oreille la musique que j’aimais : Bob Dylan, la musique country, les Beatles… J’étais grand amateur de jazz mais je n’avais pas les clés.
A ce moment-là, je réalise que je suis capable d’inventer des musiques moi-même. Des mélodies. Une fois, deux fois… J’entrevois un avenir. Mais je n’ai pas de paroles. J’écoute de la bonne musique, je me rends bien compte que je ne sais pas écrire.
Vous vous mettez donc en quête d’un parolier ?
Le droit et Assas m’ont déplu, j’ai changé pour la fac d’anglais, et je passe mon temps au café L’Ecritoire, près de la Sorbonne. Je me revois demander : « Est-ce qu’il y a quelqu’un qui écrit des paroles ? » Une voix répond : « Oui, moi ! » C’est Etienne Roda-Gil. Il vient quelques jours après à Bourg-la-Reine, je lui joue mes musiques, je lui dis que je veux faire des chansons qui bougent mais avec de bons textes, comme les Beatles ou Dylan. Il s’en va.
Le temps passe. Il a disparu. Jusqu’à ce que, à L’Ecritoire, une fille me dise : « Etienne m’a demandé de te donner ça. » Un premier texte, La Tarentelle. Il en écrit d’autres. Momo s’y met, voyant comment il fait. Je passe une audition chez CBS. On me propose de chanter des trucs qui ne sont pas de moi. Je refuse. Je suis très vexé. Je me fais le serment de ne plus jamais auditionner. « Tant pis pour eux. » Incroyable ! Moi qui ne connais rien au métier ! A la soirée de la coopérative de l’Unesco, une cousine de ma belle-mère me dit que son frère, Bob Socquet, est directeur artistique chez Pathé-Marconi. Un cousin, c’est différent… J’y vais. Etienne et Momo attendent dans un bistrot en bas, sur les Champs-Elysées.
Que lui chantez-vous ?
On a choisi Hécatombe, une chanson très littéraire de 5 minutes 30 ! J’ai le trac, je suis en eau, je me bats avec le piano. Aucun de mes copains n’a jamais trouvé que les chansons que je jouais étaient géniales… Je me retourne. Et là, Bob, l’air tétanisé, me dit : « C’est pas rien. » C’est la première fois que je lis ça dans les yeux d’un contemporain. Je sais que c’est ce que je rechercherai toute ma vie. Que je veux faire de la chanson populaire, mais sans concession. Quelques semaines plus tard, j’enregistre une autre chanson écrite par Roda, La Cavalerie. On est en mai 1968. Sur France Inter, c’est la grève, on n’annonce plus le nom des chanteurs, mais sur Europe 1, oui, et le disque est quand même distribué.
Vous êtes dans le ton avec « La Cavalerie » qui parle d’« abolir l’ennui ». Vous participez aux événements ?
Non. Je vais même à la manif gaulliste avec Momo, dont le père, tapissier, est gaulliste lui aussi. Mais on entend des trucs qui ne nous plaisent pas, on s’échappe vite. Pendant que Roda est parti faire la révolution, moi je vis d’amour, je compose des chansons dans une maison de Bourg-la-Reine, volets fermés, à la bougie. C’est la maison des parents de ma copine Zaz, l’un de mes premiers amours.
J’enregistre un deuxième 45-tours. Ivanovitch. J’accepte la première partie d’Adamo en province pour apprendre la scène, et pouvoir faire celle de Gilbert Bécaud à l’Olympia, à l’hiver 1969. C’est la première fois que je vois mes parents l’un à côté de l’autre. Et je suis adoubé. A l’entracte, Serge Gainsbourg m’assure que c’est la première fois qu’il entend quelque chose d’intéressant depuis sept ans. Henri Salvador me dit à l’oreille « C’est trop fort ! », et il part de son grand rire. J’ai 21 ans, la reconnaissance médiatique, mais les ventes de disques ne sont pas énormes et le grand public n’est pas encore au rendez-vous.
C’est la comédie musicale « Hair », en juin 1969, qui vous l’amène ?
Le producteur Bertrand Castelli, un type à cheveux très longs, collier et chemise ouverte, veut la monter à Paris, il vient me proposer le rôle principal. Je me dis : « Qu’est-ce que c’est que ce dingue ? » Il me promet que je deviendrai « le prince de Paris » si je dis oui. Toute la communication est basée sur la nudité. Je refuse tout de suite. Mais il me donne deux billets d’avion pour voir Hair à Londres, et là, évidemment, en homme de spectacle, je me rends compte qu’on a affaire à quelque chose de révolutionnaire. Momo, en ami intime, me dit : « Mais merde, si t’as envie de le faire, fais-le ! » Et j’accepte.
Cela me fait progresser sur le plan de la reconnaissance. Derrière, très rapidement, je fais mon premier Olympia en vedette. Deux ans avant, Bruno Coquatrix, qui le dirigeait, m’avait demandé de couper mes cheveux et de chanter autre chose que des « chansons pour les petits-bourgeois de l’avenue Mozart ». Mais après le succès de « Ce n’est rien », il me rappelle. J’ai toujours les cheveux longs, les mêmes chansons, « mais les gens s’y sont habitués », me dit-il.
Ces débuts, comme toute votre carrière, donnent une impression de facilité…
Ce n’est pas vrai. Certaines tournées, certains disques ont moins bien marché. C’est peut-être moins visible que chez d’autres parce que, même quand je vendais moins de disques, j’étais disque d’or. J’ai un public très fidèle. Avec les années, je pense que c’est parce que je suis très exigeant avec les auteurs. Je me suis créé un répertoire très tôt, finalement. C’est pour ça qu’il est si difficile de lutter contre les anciennes chansons avec les nouvelles, quand vous existez depuis longtemps…
Ces « standards », vous éprouvez une certaine lassitude à les interpréter ?
Ah non, jamais ! C’est une joie de les interpréter, ces chansons qui surnagent parmi tellement d’autres. Quand je chante Fais-moi une place ou Ce n’est rien, je pense toujours : « Qu’est-ce que c’était bien écrit ! » Comme Aznavour, je suis un homme de devoir. Quand le public a bien voulu jeter les oreilles sur une chanson, il faut honorer ça.
Vous chantez depuis cinquante ans, quel est votre moteur ?
La joie de chanter. Me survivre en tant qu’artiste. Ne pas être qu’un artiste du passé, continuer d’être créatif. Mon dernier album, A nos amours, que Calogero a produit, est très bien reçu. Après tout, je pourrais réapparaître sur scène tous les cinq ans avec mon répertoire. Mais ça ne m’amuserait pas du tout.
Je veux progresser encore. Je prends des cours de chant tous les deux jours avec un professeur très fort, par Skype. Ce travail sur la voix me passionne, c’est une découverte de soi. Quand mon ancien professeur, Mme Charlot, est « partie », il y a quelques années, je ne voulais plus de cours, je pensais me débrouiller, mais finalement je me suis rendu compte qu’il le fallait.
Votre voix vous joue parfois des tours ?
J’ai eu des périodes où j’étais moins en voix. Elle a souffert de la cocaïne, dans les années 80, elle n’était plus placée comme il fallait, je passais en force. J’avais mal au nez et mal à la gorge, aussi, à cause des pétards.
Pourquoi avoir plongé dans toutes ces drogues dans les années 1980 ?
C’était un truc de posture, de fête. Il y avait un peu de plaisir. Oui, on sous-estime toujours le plaisir de ces choses addictives. J’aimais bien mélanger ça avec l’alcool, pour jouir de ma vie. Mais je ne me sentais pas plus intelligent. J’ai la chance d’être assez équilibré, j’en suis sorti facilement.
Vous composez toutes vos mélodies. Comment naissent-elles ?
Et bien je ne sais pas, cela vient en cherchant, au piano, je fais des accords, des harmonies. Il y a un côté ludique d’inventer, comme un problème à résoudre… Un texte peut me suggérer une mélodie assez vite, c’est pour ça que je préfère l’avoir d’abord. Des airs viennent dans ma tête. Voltaire disait que « l’oreille est le chemin du cœur ». C’est ce que m’a donné Mère Nature : une oreille. Je n’ai pas de formation, à part le pauvre solfège de mes 6-11 ans… Je fais tout à l’oreille.
Ces femmes que vous aimez sont en pleine libération de la parole quant au harcèlement sexuel. Cela vous réjouit-il ?
Oui, pour une fois que les réseaux sociaux servent à quelque chose de bien ! J’ai tout de suite pensé aux lieux de travail, en fait, aux relations de pouvoir. Dans nos métiers, on sait combien la frontière est ténue entre relation de travail et de séduction. Je pense que tout cela fera avancer le Schmilblick dans la société, l’éducation qu’on donne aux enfants. Ça pourrait bien être un moment-clé. J’ai eu la chance d’être dans le désir partagé, de vivre avec des femmes qui toutes, à leur façon, étaient assez féministes. Zaz, France Gall, Miou-Miou, Hélène Grémillon aujourd’hui. Toutes des personnalités fortes, des femmes d’action qui voulaient vivre leur vie de femme à côté de leur vie amoureuse ou de mère. Avec Miou-Miou, j’ai fréquenté l’avocate Gisèle Halimi, j’ai vécu de près les grands procès de viols.
J’ai eu la chance d’être un peu « dressé » par ces femmes ! Récemment, j’ai défendu l’allongement du congé de paternité. Ça va avec le nouveau rôle des hommes, c’est un truc de bon sens. Si les femmes travaillent davantage, il faut que les hommes prennent davantage leur place dans la paternité.
Vous devez beaucoup aux femmes, non ?
C’est vrai que, dans les familles, ce sont elles qui m’ont transmis. J’entends souvent des jeunes femmes me dire : « Votre disque c’est pour ma mère, j’ai été élevée à votre musique… » Les femmes ont été là au départ, avec mes deux mères. Puis elles ont certainement fait ma pérennité. Et j’ai beaucoup chanté l’amour parce que les auteurs m’apportaient ça. Il n’y a pas de meilleur sujet pour la chanson et la poésie, dans quelque civilisation que ce soit. L’amour, ce n’est pas mal, comme sujet.
Propos recueillis par Pascale Krémer
Album « A nos amours » (Parlophone/Warner music France), sorti le 20 octobre. En tournée du 23 novembre au 21 décembre 2018, avec l’Olympia les 9-10-11 mars 2018
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